« Le plus beau jour de ma vie » (3/5) Destin Mahulolo

« Le plus beau jour de ma vie » (3/5) Destin Mahulolo
  1. Mon père continuait de pleurer. Les invités étaient déboussolés. Le maître de cérémonie continuait de les installer. Le DJ équilibrait l’atmosphère. G.G Vickey comme en de pareilles occurrences était encore convié. Les baffles vrombissaient des sons assourdissants desquels s’échappait la substance mélodique que les mariés aimaient écouter, même si la finale du couplet devait être difficilement réalisable pour les miens :

Vive les mariés, ils sont bien assortis
Vive la mariée, elle est si jolie
Que le ciel leur protège et qu’il leur donne
Beaucoup d’enfants, beaucoup de joie, beaucoup de bonheur

Ma mère parvint à le calmer. Il se débarbouilla et rejoignit le lieu de réception. Les festivités pouvaient commencer. Les baffles continuaient d’inonder l’assemblée des chants nuptiaux. Pendant les repas de mariage, la tradition était de laisser la parole au griot de la famille chanter les litanies de chacune des deux familles désormais unies par les liens du mariage. Pour l’occasion, le maître de cérémonie annonça le griot de notre famille. C’était un homme sec, au cou robuste. Vêtu d’un caftan blanc, il avait aux pieds des babouches rouges et une chéchia bleue sur la tête. L’homme était âgé mais vif et alerte. Ma mère me souffla que le jour de leur mariage civil, c’était lui qui avait chanté les panégyriques. Plus de cinquante ans après, il était encore là, officiant dans les mêmes dispositions, la tête couronnée d’une toison blanche, la voix aussi claire, poignante et vigoureuse que jadis.

Pendant que le maître de cérémonie l’annonçait, ses disciples installèrent koras et tambours. Dès qu’il prit le microphone, c’était le grand silence. Le disciple pinça une corde, et le maître ouvrit la bouche :

– C’est l’enfant imprudent qui s’amuse avec le cou du poulet, ignorant que ce dernier est fragile. Will et Sophia, nous allons aujourd’hui chanter vos litanies, celles de vos familles respectives. Commençons par le commencement, comme cela convient. On ne tue pas un serpent en lui assénant des coups à la queue; mais à la tête. Alors, débutons par la tête. Le jour où avez sorti votre nez du sein maternel, l’air de ce monde est entré dans vos poumons, et vous avez pleuré les pleures normaux de tout vivant. Puis à la cérémonie de sortie, vous êtes devenus vraiment membres à part entière de la communauté des vivants quand le sel a touché votre langue.

 

L’assemblée était sidérée par les propos du griot. Son disciple pinça une autre corde. Le maître reprit:

– Au commencement Will n’était pas encore Will, mais Will était Tovalou : au père, tout honneur. Tel était Will. Et Sophia était Cica. C’est comme cela que c’était au commencement, quand les hommes normaux ne portaient pas encore des pantalons déchirés et que les filles normales n’arboraient pas leurs perles par-dessus leurs pagnes. Tovalou, tu es de la lignée des « Houzou-Houzou« , dont le totem est le tourbillon. Cica, toi tu es de la lignée des Djolédji, dont le totem est l’aigle. Comment l’aigle et le tourbillon ont-ils pu s’accoupler? Telle est l’énigme que j’exposerai sur ma kora, et que j’expliquerai à la sueur de mon cerveau.

Il laissa son disciple jouer un peu de son instrument, et reprit:

– L’aigle dans les hauteurs, les yeux aiguisés, un petit feu de brousse envoyant de la fumée dans le ciel, l’oiseau royal attiré venait s’enquérir des nouvelles de la proie qui se mourait dans la fumée mêlée de poussière qui montait et montait dans le ciel, dominant la savane, surplombant le néré, le baobab, le tamarinier, le fromager, le kapokier, le Kaïcédrat, le fromager. Il s’abaissa. Surprise. Au moment où il s’envolait, un tourbillon se lava. Joutes entre les deux puissances. Un coup de fusil. L’aigle était abattu. Le tourbillon emporta sa dépouille dans le torrent. Début d’une aventure qui fit éclore l’œuf de la vie. Mais avant, vos fronts avaient été tendus à l’homme barbu habillé de robe qui y fit couler de l’eau. Tovalou devenait Will, et Cica, Sophia. Mais aujourd’hui, il ne sera question que de Cica et de Tovalou.

Pincements des cordes de la kora, trémoussements synchronisés du maître et du disciple.

– Vous vous étiez rencontrés sur les chemins de la vie. La vie a ses chemins que les chemins des hommes ne connaissent pas toujours parce qu’ils n’ouvrent jamais les yeux au bon moment ni au bon endroit pour trouver le bon chemin. Et puis, sur les chemins de la vie, l’œuf s’est brisé. L’amour en a germé et vous deviez faire un comme la coque qui a en son sein à la fois le blanc et le jaune d’œuf sans aucun mélange, sans aucune tentative de substitution des rôles et des fonctions.

Silence de la kora. Le maitre fit une pirouette.

– Vous vous étiez rencontrés sur les chemins du monde. Votre cœur, plus grand alors que le monde logeait en son sein toutes les émotions de l’humanité et résonnait des clapotis et des murmures des cours d’eau, des feux de brousse. La rage des feux de brousse s’incline devant la candeur et la sérénité du cours d’eau. Mais quand les nénufars prennent feu et surnagent le cours d’eau et les marais, le danger est difficilement maîtrisable.

Deux murmures de la kora. Accompagnement vocal du griot:

Kpéli tété gan

Kpélikpeli tétégan

Kpéli tété gan

Kpélikpeli tétégan

Kpéli tété gan

Kpélikpeli tétégan

Kpéli tété gan

Kpélikpeli tétégan

La voix du maître gagna en gravité. Puis silence… Il reprit avec enthousiasme :

– Vous filiez le bel amour. Mariage civil. Ce jour-là c’était un événement qui a marqué d’une pierre blanche votre vie. En vous, le tourbillon et l’aigle s’unissaient. Ils promettaient de faire route ensemble. Et comme le propre de chacun est de sauvegarder jalousement ce qui lui est propre, les saletés de caractères, les immondices de la nature commencèrent à donner de la voix. Les mélanges de sang ici ont la senteur du bouc errant, de la musaraigne, de l’anus de l’hyène. Les mélanges de sang ici ont la faculté de déclencher des guerres de raisonnements petits par la taille, petits par les têtes qui les mènent, petits par les finalités qu’on leur assigne. Mais avant que le tourbillon ne se fâche pour arracher les ailes de l’aigle et le plumer finalement, la nouvelle était déjà là, les yeux pétillants de surprise, qui s’étonnait elle-même du fait que tous s’étonnent de ce qui tonne et gronde dans le ciel. Cica était enceinte. Elle avait accouché. Un garçon ouvrait les yeux au monde ; il avait en lui le sang tourbillon et le sang aigle.

Il fit une petite pause. Des grelots d’émotions firent briller quelques perles de larmes dans les yeux de mes parents. L’assistance était groggy. L’atmosphère commençait à être tendue. Quelques semelles firent geindre des grains de sable sous les tables. Le disciple du griot était comme en transe. Le maître de la parole et héraut des souvenirs ajusta les pans de son kaftan. La parole pouvait de nouveau couler :

Destin Mahulolo

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