« Le plus beau jour de ma vie » (4/5) Destin Mahulolo

« Le plus beau jour de ma vie » (4/5) Destin Mahulolo

– Ton père et ta mère, Tovalou, sont d’ici. Les tiens sont des Terres Voisines, Cica. Entre le Sud et le Nord, les relations, depuis l’avant-veille de la création du monde, se sont tissées avec le fil du mépris et du rejet réciproques. Les deux parties se défient mutuellement. Mais vous vous étiez rencontrés sur les chemins de la vie, sur les chemins du monde, là-bas, au pays où sont convoyés notre bois, notre or, notre ivoire, notre coton, notre cuivre, notre uranium, notre pétrole, notre terre, notre sol, notre tout… notre nous. C’est l’histoire qui est ainsi faite, et le serviteur de la parole se doit de restituer les faits tels qu’ils sont pour que l’âge à venir le sache. Donc dans ce pays où vous étiez envoyés pour approfondir les connaissances qui devaient nous élever, élever notre niveau de vie, la vie de nos campagnes et villes, dans ce pays où vous deviez chercher un peu de braise pour enflammer les herbes mortes de nos terres assoiffées et affamées, spoliées et ligotées, pour nous faire espérer des moissons plus belles et plus gaies, eh bien, vous vous êtes rencontrés. Là-bas dans l’ignorance de ce qui se fait ici. Là-bas dans l’insouciance de l’enfant qui s’amuse avec la queue du chat, avec la tête de la vipère. Vous avez tout scellé là-bas au pays du froid, sans savoir ce qui vous attend ici dans la vallée caniculaire. Vous avez débarqué avec au front la joie triomphale du porc épique et téméraire qui se réjouit d’avoir délogé l’enfant qui chie pour se délecter de ses fèces. Vous étiez contents d’entonner un nouvel air dans vos clans respectifs tel le moustique qui, dans la moustiquaire, fredonne des chants aigres dans les oreilles d’un vieil insomniaque transi des douleurs que lui infligent ses rhumatismes et arthroses. Vous voilà au pays. Enthousiasme des tiens, Tovalou, de te voir enfin en bonne compagnie. Le soleil s’est empressé de se lever. Le beau jour arriva. Le mariage est contracté. Parmi les témoins, votre petit garçon. C’était à la mairie. Ce jour-là, ripailles et beuveries ont débordé les limites de la goinfrerie et de la goujaterie. Ce jour-là, j’étais là, moi aussi. J’étais de la partie et je chantais vos louanges. Mais nul d’entre nous ne savait que le soleil a dans sa queue la pierre dont il fracasse la gueule à la nuit, ni que cette dernière savait où, quand et comment attraper le cou à son rival le soleil pour l’entrainer et l’humilier au cours des valses nocturnes. Les hommes parlent d’éclipse solaire, les esprits parlent de lutte entre deux dinosaures du firmament. Il n’en faut que de peu pour que les bourses se fâchent pour se muer en hernie. Parole des anciens !

Il fit une pause. Le disciple pinça son instrument. Le griot se mit à chanter:

Tugbe jèvi kpokpoé dé

Gavi le tomé

Gavi yéyé le tomé

Tugbe jèvi kpokpoé dé

Gavi le tomé

Gavi yéyé le tomé

 

Il se tut ensuite. Les convives avaient la gorge nouée. Personne ne voulait avaler la salive de peur de profaner le saint silence instauré.

– Vous voilà mariés. Vous voilà mari et femme, avec ce que cela contient de noblesse et d’exigences. Votre train de vie était différent de celui des autres. Les épouses des cousins, neveux, frères et oncles de Tovalu se liguèrent. Elles liguèrent leurs langues contre la nouvelle venue. Pouvait alors s’animer avec aisance et placidité le marché de la médisance, des mensonges, des critiques, des coups bas. Les commères, avec leurs oreilles d’éléphant, captaient même les paroles restées pensée dans la tête de Cica et les déversaient dans les entonnoirs de sa belle-mère. Qui t’avait conseillé de loger ta femme dans la maison familiale? La pire des erreurs que peut commettre un homme, c’est d’installer la reine de son cœur dans la cour familiale. Tu ne le savais peut-être pas, Tovalu. Tu voulais faire honneur à ton père qui te voulait dans l’enclos familial. Très vite, les défauts de Cica ont commencé à transparaître dehors. La fille des Terres Voisines n’était plus la bienvenue chez les tiens. Elle a fait un garçon, qu’on s’en tienne à cela. Quand le bal est terminé, chacun rentre chez soi. Tes parents t’ont chambré, endoctriné, rempli tes oreilles de ce qu’il y avait de vrai et de faux, de vert et pourris sous le soleil. Ils t’ont révélé comment ta moitié est de la race des aigles mangeurs de charogne, comment ils sont hostiles à la civilisation, comment ils sont sorciers, porte-malheur. Pour ton salut, il te faudra t’en séparer. Pour l’honneur de ton père, de son noble sang qui irrigue tes veines, y drainant la sève de la sagesse multiséculaire qui remonte au grand Almamy. Le mélange de deux sangs incompatibles est source de malheurs collectifs.

Il prit une pause. Le disciple fit pleurer l’instrument qu’il martyrisait de ses doigts. L’instrument geignait, et coulait des larmes de deuil, emplissant le lieu de réception d’une ambiance ambiguë aux frontières ténues des funérailles et des noces. Il vira sur un air connu de l’assemblée et compris surtout par le maître de cérémonie et le chargé du repas:

Hata ni va, hata niva

Mi yawou, Mi yawou, Mi yawou, [1]

égbↄta léva,[2]

Agbota léva[3],

Lésↄ[4]

Lésↄ

Lésↄ…

Un verre d’eau, et le maître se remit à l’ouvrage :

– Vous avez reçu une affectation pour la ville. Vous voilà désormais en ville. Mais la voix du père se faisait de plus en plus insistante. Les complaintes de la mère s’élevaient vers le ciel sur des notes de menaces et de malédictions. L’harmonie forgée au pays du froid était désormais soumise à l’épreuve de la canicule. Les menaces du père retentissaient au cœur du jeune couple. Cica était désemparée, Tovalu partagé. Le petit était là, qui vous regardait, surpris. Son étonnement passa au tragique le jour où tes parents, Tovalu te convoquèrent au village. Lavage de cerveau. Testaments signés devant les mânes des ancêtres incarnés par les mottes de terre et bas-reliefs aussi hauts que les sommes du Fouta ou du Kinibaya. La voix du père l’emporta sur les promesses faites par le fils à sa dulcinée. Le fils devait choisir entre son sang et celui des Terres voisines. La voix du sang parla plus fort que le sang et la sueur des souvenirs qui lient sa vie à celle de sa moitié. Chaque moitié devait recouvrer son autonomie et son intégrité. Cica sortit de ta vie, Tovalou, emportant le petit Zoé. Lorsque deux aimants sont mis ensemble, face à face, en offrant les mêmes pôles, ils se renvoient et se rejettent mutuellement. Aussi, quand bien même ils présentent les pôles opposés, ils ne peuvent s’attirer quand s’interpose un isolant. L’amour froid s’est dilaté et brisé au pays des dogmes aussi tenaces que la mine et l’ire de Tolègba. Chacun dut prendre sa route. Séparation dans les douleurs sous le regard espiègle et intolérant de tes parents. Les médiations de ton oncle pour les dissuader furent soldées par l’échec. C’était comme une bulle de savon pendant la tempête. Les tractations des parents de Cica pour juguler la crise galvanisèrent davantage l’ardeur des tiens, Tovalou. Que de réunions au cours desquelles étaient étalés les défauts de Cica: « Cica est alakowé, intellectuelle, Cica est trop proprette, Cica prend trop de poids, Cica a une poitrine et un derrière trop relevés alors que toi même le mari tu es toujours demeuré aussi sec que la patte gauche de la perdrix. Cica ne porte que des vêtements recherchés, Cica se nettoie les ongles et le visage trois fois par jour, Cica ne te prépare à manger que des mets sans piment ni sel, Cica ne te nourrit ni au niébé, ni au sorgho, ni au fonio, ni au mil, ni au maïs, ni au dowèvi, ni au agbéli, ni au mantindjan, ni au Tchokourou. Cica ne s’occupe pas de nous quand nous passons te saluer, Cica est trop occupée par son métier de professeur, Cica regarde trop la télévision et est abonnée à plein de magazines de beauté qu’elle se paie avec ta poche. Cica ne nous respecte pas, ne nous aime pas, ne lave pas nos vêtements, ne se couche pas par terre pour nous saluer, ne nous sert que des morceaux osseux quand nous venons chez toi… » Les mêmes refrains résonnaient chaque fois, et toutes les fois Cica s’évertuait à les comprendre, à s’humilier devant eux, et pourtant… Quand l’eau est sur le feu et qu’elle commence par faire bouger le couvercle de la marmite, il ne faut pas s’en approcher sans précaution. Cica avait plusieurs fois essayé de te conquérir, toi, Tovalou. Tu la comprenais, mais les tiens ne te comprenaient pas comme ils ne voulurent plus la sentir. Un matin, alors que la pluie tombait dru, elle fit ses valises et s’éclipsa.

Chacun prit son chemin.

Destin Mahulolo

[1] Que vienne la tête du cochon. Exécutez-vous sans tarder

[2] Que vienne la tête du mouton

[3] Apportez la tête du bélier

[4] Vite ! vite !

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