L’écrit ou le cri pluriel dans « Le chien de l’empereur » d’Alabassa Worou

L’écrit ou le cri pluriel dans « Le chien de l’empereur » d’Alabassa Worou

    Lorsqu’on parle de l’esclavage, de la traite négrière, chaque Africain, d’une manière ou d’une autre se sent concerné.  Car, bien que n’ayant pas vu cette pratique malsaine qu’on aurait qualifié de crime contre l’humanité sous d’autres cieux, on s’imagine les atrocités que ces hommes et femmes africains ont subi pendant la capture, la traversée, le séjour et ceci pendant plus de trois cents ans. Alabassa Worou qui n’a vécu ni l’esclavage, ni la traite négrière, raconte dans ce roman la traite négrière avec une verve, une force à peine voilées. Tout au long des pages de ce roman, on voit un narrateur en colère, qui choisit un lexique assez évocateur : il écrit en poussant des cris de désespoir comme pour regretter cet acte ignoble. Alabassa Worou crie ou écrit et c’est bien cela la force qui réside dans l’art d’écrire chez lui. Dans ce compte rendu de lecture, il sera question pour nous de parler de la force des valeurs africaines négligées au détriment de la modernité, ensuite la narratologie chez cet auteur et enfin les différentes interférences intertextuelles qui font de ce roman une œuvre universelle.

1-Les forces et valeurs africaines à réhabiliter

    Dans cette œuvre, le narrateur (l’auteur ?) vivant en Allemagne retourne au Togo, son pays natal et lors d’une petite randonnée dans la ville de Lomé, il a un malaise. Après l’hôpital, son oncle décide de consulter un marabout. Le narrateur est hésitant, ne croyant pas à ces « mensonges ». Il lui est révélé qu’une de ses tantes Salama lui voulait du mal pour avoir refusé d’épouser la fille de cette dernière du nom de Roukana.

 Oui, c’est un devin que j’ai fait venir de Soudou pour nous dire les causes réelles et profondes de ton malaise. Il est très bon. – Oncle, je ne doute pas des pouvoirs de ce devin que tu as fait déplacer des centaines de kilomètres à mon chevet ; mais le médecin m’a dit que la canicule en est pour quelque chose dans mon malaise et je ne pense pas qu’il urge de fouiller dans la famille pour voir qui m’aurait un mauvais sort.[1]

    L’oncle insiste et finalement on lui révèle ce qu’il connaît déjà au neveu mais celui-ci refuse de suivre les rituels et retourne en Allemagne. Là encore, les choses ne vont pas mieux et les médecins lui avouent leur incapacité et lui demandent de rechercher son mal en dehors de la médecine moderne. De la Guinée en passant par le Nigeria où les marabouts sont incapables de le délivrer car craignant sa tante sorcière et sa confrérie secrète, le narrateur revient vers les sources ancestrales au Togo à Sokodé, sur sa terre natale, plus précisément à Tchawanda trouver son grand-frère Kililou arrière petit-fils d’un grand devin nommé Wissimila. Il sera miraculeusement guéri :

Il ne me donne aucun produit à boire, il ne me masse pas, ne m’administre rien depuis mon arrivée. Même si je suis conscient d’être en voie de guérison, parce que je n’ai eu aucun de ces picotements et brûlures depuis que j’ai déposé ma valise dans sa maison, je trouve étonnant d’être dans la retraite d’un guérisseur qui m’ignore, qui ignore de me donner des potions et décoctions à boire, des produits à me masser et quelques séances de désenvoûtements. Le septième jour, alors que je commence vraiment à m’inquiéter sur ce désintérêt qu’il voue à ma guérison, il me réveille tôt le matin et m’informe que je suis guéri.[2]

    De manière implicite, Alabassa Worou, vivant en Allemagne, un des pays les plus développés, nous ramène vers la médecine traditionnelle rejetée depuis longtemps par les Africains qui se sont tournés vers la médecine du Blanc. La question est de savoir comment le narrateur a été guéri. À cette question de laquelle tout le monde attend une réponse, le guérisseur Kililou donne une réponse assez curieuse et ésotérique :

Pendant le jour et surtout la nuit quand tu dors, je te désenvoûte à distance et cela nécessite beaucoup de temps et d’énergie, car ceux qui te veulent du mal m’ont plusieurs fois mis en garde. Je leur ai dit que rien ne m’arriverait et que s’ils insistaient, ils quitteraient ce monde avant moi.[3]

    À l’instar du narrateur de ce roman, au début,  beaucoup d’Africains ont tourné dos à la médecine traditionnelle en lui collant des interprétations sombres et répugnantes. Pour le commun des mortels, cette médecine a beaucoup d’inconvénients du fait qu’elle soit trop empirique et du fait des mythes que les pratiquants l’entourent. Mais reconnaissons qu’Alabassa Worou nous invite à un retour vers les valeurs ancestrales, à revisiter les devins et leurs pratiques car, selon lui, et tout au long de cette œuvre, implicitement, l’Afrique n’a vraiment pas besoin de se référer à l’extérieur pour son bien-être sur tous les plans.

   En dehors de cette invite dont nous parlerons souvent dans cet article, il faut reconnaitre que l’écriture d’Alabassa Worou est toute particulière du côté de la narration.

2-La narratologie dans Le chien de l’empereur.

    La narratologie est la discipline qui étudie les techniques et les structures narratives mises en œuvre dans les textes littéraires. C’est, d’après Késsé Edmond N’Guetta[4], une discipline fondée sur l’étude des textes narratifs. Par le terme de narratologie, nous ne voulons pas entrer dans le contexte des formalistes russes, mais juste parler de la technique narrative utilisée par Alabassa Worou. Dans ce roman, en effet, la narration est toute particulière d’une part par la confusion des voix narratives et d’autre part par la structure même du récit.

    En ce qui concerne les voix narratives, Le chien de l’empereur, présente plusieurs narrateurs : d’une part, c’est le grand-frère du narrateur, le guérisseur Kililou, qui raconte au narrateur l’histoire de l’empire de Tchaoudjo ; d’autre part, c’est le grand-père ou son aïeul qui raconte directement l’histoire à Kililou. De sorte que le lecteur se perd de temps en temps, ne sachant pas réellement qui raconte l’histoire. On y remarque l’ellipse des verbes introducteurs qui indiqueraient, dans une narration classique, celui qui prend la parole. Avant de commencer l’histoire de l’empire de Tchaoudjo, Kililou, le devin guérisseur prend soin de dire que c’est son grand-père qui raconte l’histoire :

Cette histoire m’a été racontée par mon grand-père en personne qui fut au centre des événements. Ces événements lui ont permis de lutter contre certaines injustices dans notre pays. Il fut même décoré par le Président de la République dans les années de l’indépendance. Il mourut très vieux ; au-delà de cent ans. Le vrai héros de cette histoire fut mon grand-père Kpassimila.[5]    

    À partir de cette citation, le lecteur connaît le personnage principal qui va meubler l’histoire de l’empire de Tchaoudjo et que c’est lui qui a raconté l’histoire à Kililou son petit-fils. Mais les pistes se brouillent dans la progression de la narration.  

Depuis le début de cette entrevue entre le roi et l’empereur, l’hôte n’avait ses yeux braqués que sur les hôtesses. Soudain, l’empereur fit signe au maître de cérémonie qui vint s’agenouiller devant lui. Celui-ci se leva et s’avança vers les hôtesses. Kpassimila était soudainement pris dans une tourmente, car cela n’augurait rien de bon. Il murmura quelque chose à l’oreille de sa fiancée Alimotou qui alla se mettre à genoux devant l’empereur. – Je vous présente ma future épouse, dit l’empereur solennellement.[6]

    Ici tout est brouillé : Kpassimila aurait-il dit à son épouse d’aller s’agenouiller devant l’empereur, ou le maître de cérémonie qui aurait dit à Alimotou qu’elle avait été choisie par l’empereur ? Finalement qui parle ? Qu’avait dit l’empereur au maître de cérémonie et qu’a dit Kpassimila à sa fiancée qui vient se prosterner devant l’empereur qui la proclame sa nouvelle épouse ? C’est ici que lecteur se perd carrément car on ne comprend plus rien en partant d’un fait : le maître de cérémonie est jaloux et fait tout pour éviter l’amour et le mariage entre Kpassimila et la belle Alimotou. Tout au long de ce roman qu’on ne se lasse pas de lire, l’auteur s’est permis cette confusion, peut-être pour en faire une originalité qui lui est propre et pour brouiller un peu le lecteur ordinaire.

    De même, la narration d’Alabassa Worou s’apparente plus à un conte qu’à un roman. En effet, bien qu’il n’y ait pas une différence assez remarquable entre les deux genres, le conte a certaines caractéristiques qui le démarquent du roman et c’est ce qu’a fait Alabassa Worou dans Le chien de l’empereur. Dans ce roman, nous remarquons l’émergence du merveilleux ou de la métamorphose des personnages qui deviennent des animaux ou autres objets. Le plus curieux est que ces animaux, comme dans le conte, parlent avec des humains ou entre eux, animaux.

Le jour du mariage, après demain donc, tu te transformeras en joli chien de couleur blanche et tu rejoindras Alimotou, les informa son père. Tu te cacheras pour rentrer dans la chambre du roi et c’est la que tu te mueras en chien. Le roi jouera sa partition. Lorsqu’on la conduira le jour suivant chez son nouveau mari à Kparatao, elle s’y rendra avec un chien, son chien qu’elle aime tant, ce chien qui ne la quitte jamais et tu seras ce chien.[7]

    Kpassimila, le personnage principal de ce roman s’est transformé en chien sous le conseil de son père juste dans l’intention de pouvoir suivre sa fiancée râpée par l’empereur Ouro-Djobo Sèmoh. Mais une fois dans la cour du roi à Kparatao, il sera démasqué par la demi-sœur de l’empereur :

Seule une vieille femme, Nana Kozi, qu’on disait être la demi-sœur de l’empereur qui n’avait pas d’enfant, et qu’on dit avoir tué son mari, (…) put savoir qu’il était en réalité un être humain et elle l’appuya du regard et se moqua un peu de lui dans le langage des chiens[8]

    Kpassimila va se transformer encore en être humain pour poursuivre sa mission qui était d’aller ramener le prince Kakatréka de leur royaume qui fut capturé et vendu aux marchands Ahouna de la côte. Au cours du voyage, il sera affronté à des difficultés tout comme les héros des contes de fées russes. Il va délivrer le prince des mains de ceux qui l’ont acheté et va amorcer le chemin de retour jusque dans son royaume où il fut récompensé le lendemain par l’empereur qui accepte volontiers de lui céder Alimotou, sa dernière épouse et ex-fiancée de Kpassimila. Ici, on peut dire que Kpassimila est un héros puisqu’il a usé de toutes les forces qu’il avait pour ramener le prince tout comme ceux des contes des fées russes : le prince devient l’objet de l’épreuve. On a la récompense du héro (son mariage avec Alimotou) et la punition du ou des faux héros (la mort provoquée des négriers au cours du voyage de différente façon, les gifles et les abeilles qui piquent les marchands blancs et Ahouna pendant la vente des esclaves).

    Il faut simplement dire qu’Alabassa Worou est un excellent conteur qui peut animer des contes au clair de lune, ou a déjà animé des soirées de conte puisqu’il naît à Sokodé, une ville islamisée certes, mais qui garde encore la tradition orale.

    Chaque romancier a sa façon particulière de produire son texte et il revient au lecteur de déceler les facettes et la technique narrative de celui-ci. Ce qui attire aussi l’attention du lecteur averti, c’est cette invite que Le chien de l’empereur fait à d’autres texte plus anciens que lui ; ce que Sophie Rabau ou Michael Bakhtine ont  appelé l’intertextualité.

3-Les interférences textuelles dans Le chien de l’empereur

    La lecture de ce roman permet au lecteur averti de relever tant d’interférences textuelles : le texte fait appel, de façon implicite à beaucoup d’autres textes. Nous comprenons que dès qu’on raconte l’histoire d’un peuple, il ne manque pas que cela touche celle d’autres peuples aussi comme pour dire que tous les hommes sont les mêmes et pour parler comme dans la Bible, « il n’y a rien de nouveau sous le soleil[9] ».

    On constate dans ce roman des passages qui se rapportent aux histoires de la Bible. D’abord, c’est l’image du Pharaon d’Egypte en conflit avec Dieu à propos des enfants d’Israël en captivité sur cette terre qui surprend. Dieu aurait envoyé au Pharaon dix plaies afin qu’il libérât son peuple. Dans ce roman, curieusement cette réalité revient avec une accumulation de dégâts : au cours du voyage, Kpassimila tue un des négriers par la morsure d’un serpent, ensuite tue deux autres dans leur sommeil, ordonne à la rivière d’emporter un négrier et son interprète, fait tomber un arbre sur un autre.[10]

    Ensuite, c’est l’histoire de Jonas envoyé par Dieu à Ninive qui revient avec le négrier et son interprète qu’on jette à l’eau et celle-ci se calme :

Kpassimila enclencha ses génies et leur demanda de s’occuper d’eux (…) Kpassimila le vit se battre contre le torrent en compagnie de son interprète qui l’accompagna la veille (…) Au fur et à mesure qu’ils se battaient, le torrent devenait  subitement plus fort, plus dévastateur, ingérable. (…) Ils se battirent contre le torrent anormal (…) Ils furent emportés par les eaux. Kpassimila les vit morts, coincés sous un arbre. Quand ils furent hors de vue, le silence se fit pendant quelques secondes et la pluie cessa tout d’un coup comme elle n’attendait que leur mort.[11]

    De même, on constate la présence de l’histoire du mythe de Phèdre qui prend le mari de sa sœur Ariane,  Thésée et qui, une fois chez ce dernier, tombe amoureuse de son fils Hyppolite. Refusant cet amour incestueux, Hyppolite subit la colère de son père qui le confie au dieu de la foudre et sera foudroyé. Cette même histoire qui se retrouve dans la Bible avec la femme de Potiphar qui demande à Joseph de coucher avec elle se retrouve aussi dans Le chien de l’empereur. En effet, un esclave serait vendu par son père parce que la dernière épouse de celui-ci qui fut l’ex-fiancée de l’esclave aurait dit que le fils voulait coucher avec elle.

Quand elle devint la femme de son père, elle insista pour continuer cette relation. Il refusa et la femme mentit à son mari que son fils voulait entretenir des relations extraconjugales avec elle, sa belle-mère. Celui-ci se sentant menacé par son propre fils, décida de prendre contact avec les soldats chasseurs d’esclaves pour le trahir. Le jour de sa capture, son père l’envoya chercher quelques vivres aux champs et c’est sur les lieux que les soldats le capturèrent.[12]

    Cette même histoire rappelle celle racontée par Alex Halley dans son roman Racines, la scène de la capture de Kunta Kinté. Le convoi de la mariée Alimotou rappelle le mariage de Ramla qu’on conduit chez son mari dans Munial, les larmes de la patience d’Amadou Djaïli Amal. Beaucoup d’interférences à n’en pas finir ! Et en quoi le fils d’Alimotou est-il différent de Moïse qui serait retrouver par la fille du Pharaon et retourné à sa mère biologique ? C’est une des preuves pour dire qu’aucun texte ne peut se vanter de se passer des autres car tout texte est un intertexte.

    Ce roman dont la lecture a été si intéressante regorge des richesses que d’autres lecteurs pourraient mettre en exergue. Une histoire pleine de rebondissements dont la lecture est une aventure. Ce roman peut être mis au programme dans nos lycées au Togo car il comporte des richesses littéraires et stylistiques que les élèves doivent impérativement savoir. Cependant, un passage nous révèle une réalité : les négriers ne reviendront plus sur le sol africain acheter les noirs africains certes, mais l’Afrique n’est pas au bout du tunnel[13]. Sans trop y réfléchir, on pense déjà à la colonisation et au néocolonialisme qui font des Africains des exilés sur leurs propres terres, mais aussi à ces bourses d’études à l’étranger après lesquelles tout parent court, mais qui, en réalité, ne sont qu’une forme cachée et pernicieuse, une suite logique de la traite négrière sous la forme intellectualisée. C’est en tout cela que réside le cri d’Alabassa Worou qui voit une Afrique subir des épreuves à rebondissements : traite négrière, colonisation, néocolonialisme, bourse d’études. Et on se demande : l’indépendance de l’Afrique c’est quand ? Mais cette œuvre est une invitation à tout African à faire chemin retour vers la terre natale, et à exploiter ses richesses physiques mais surtout spirituelles comme le recommandait bien Mutt-Lon dans son roman Ceux qui sortent dans la nuit[14]

Bawam PEKETI


[1] Alabassa Worou, Le chien de l’empereur, Lomé, Harmattan, 2018, Pp. 19-20.

[2] Ibidem, Pp. 37-38

[3] Ibidem, P. 38.

[4]Késsé Edmond N’Guetta, Cours de narratologie, Université Félix Houphouët Boigny, P.8.

[5] Alabassa Worou, Op. Cit. P.39.

[6] Ibidem, P. 73.

[7] Ibidem, P. 85.

[8] Ibidem, P. 93.

[9] La Sainte Bible, d’après la version Louis Second, « Ecclésiaste 1 :9 » P.667.

[10] Alabassa Worou, Op. Cit. Pp. 160-162.

[11] Ibidem, P. 155.

[12] Ibidem, Pp. 188-189.

[13] Ibidem, P. 204.

[14] Ce roman qui raconte l’histoire des Ewusu, les sorciers, opérant dans la nuit est une invitation implicite aux Africains à revenir vers l’ancienne Afrique et à exploiter ses richesses spirituelles, point de départ de son développement.

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