« L’industrie du livre en Afrique est encore au stade embryonnaire. » Acèle Nadale

« L’industrie du livre en Afrique est encore au stade embryonnaire. » Acèle Nadale

C’est avec une grande joie que nous recevons pour vous, chers amis de Biscottes Littéraires, Acèle Nadale. Elle vit en Allemagne et « (…) aide les auteurs indépendants à publier et à vendre leurs livres grâce à l’email marketing »[1]. Nous la remercions pour cette interview qu’elle nous accorde

BL :Bonjour chère Acèle Nadale. Vous êtes originaire du Cameroun et vous vivez actuellement en Allemagne. On le sait, entre l’Allemagne et le Cameroun, il y une grande histoire, un passé colonial fait de douleurs et de déchirements. Le Cameroun est devenu par la suite une colonie française. Comment faites-vous cohabiter en vous ces trois nations : laFrance, l’Allemagne et le Cameroun ?

AN :Merci beaucoup pour votre sollicitation. Je suis venue en Allemagne pour faire des études supérieures. J’avoue que quand mes parents ont pris la décision de m’y envoyer, je ne me suis pas posé de question par rapport au passé colonial allemand au Cameroun. J’ai plutôt vu les opportunités de formation qui pouvaient s’offrir à moi. J’ai appris à aimer l’Allemagne et je m’y sens très bien. Je connais très peu la France car je n’y ai jamais vécu. En moi cohabitent uniquement 2 pays, le Cameroun et l’Allemagne.

BL :Vous êtes informaticienne de formation. Mais vous voilà désormais totalement au service des littératures africaine et afro-descendante. Comment ce passage s’est-il opéré et qu’est-ce qui l’a déclenché.

AN : J’ai toujours été une passionnée de lecture. J’ai grandi avec les livres et j’ai eu la chance d’avoir des parents qui m’ont facilité l’accès aux livres. La transition de l’informatique au livre est arrivée petit à petit, au fil de mes rencontres et de mes expériences. C’est à force de voir la littérature africaine et afrodescendante mal ou très peu représentée dans les médias que j’ai eu l’idée de créer ma plateforme.

BL :Est-il juste de dire que votre passion pour la littérature est atavique ?

AN : Je vois où vous voulez en venir 😊Je ne sais pas si on peut le dire comme ça. Mais j’avoue que, qu’on le veuille ou pas, nos parents et l’éducation qu’ils nous donnent, sans s’en rendre compte, exercent une grande influence sur nous. Les enfants font ce qu’ils voient les adultes faire. Effectivement, le fait de voir mon père toujours avec un livre ou un journal en main a fait que lire était quelque chose de naturel pour moi.

BL : 2015 est un tournant décisif dans votre vie : elle consacre la naissance du magazine Afrolivresques. Ce magasine en ligne s’était donné pour mission la « d’offrir aux lecteurs une plate-forme de qualité qui les informe sur toutes les facettes de la vie littéraire de l’Afrique et de sa diaspora, et de connecter par ce biais les lecteurs aux auteurs, et les professionnels du livre entre eux. »[1] Quel bilan à mi-parcours faites-vous ? Vos objectifs de départ sont-ils atteints ? La ligne de départ a-t-elle bougé ?

AN : Je pense être encore au tout début du travail à accomplir.Quand on démarre un projet, on ne mesure parfois pas l’ampleur de la tâche qui nous attend. Ça a été mon cas. L’industrie du livre en Afrique est encore au stade embryonnaire. Je dirais même qu’elle n’existe pas si on veut la comparer à celle des autres continents. Au départ, j’avais juste envie de mettre en lumière les auteurs du continent et de sa diaspora. J’ai été confrontée au problème central de cette industrie en Afrique, à savoir l’accès aux livres. Nous pouvons parler de livres à longueur de journée mais s’ils ne sont pas disponibles sur le continent et à des prix abordables, alors nous tournons en rond. Les auteurs africains les plus populaires sont édités en Europe. Leurs livres ne sont pas destinés au public africain en premier lieu, car ces maisons d’édition ne sont pas des institutions de charité et veulent gagner de l’argent. En tant que média avec Afrolivresque aujourd’hui, mon objectif est, non seulement d’être la vitrine de l’actualité littéraire sur le contient et dans sa diaspora, mais aussi d’informer sur les réalités de ce secteur. La ligne éditoriale de départ a certes bougé, mais elle reste fidèle à mon engagement de départ.

BL :Quelles ont été vos principales difficultés de la création de la plateforme Afrolivresques à nos jours ?

AN : Je pense que les problèmes que je rencontre à la création sont les mêmes que tout entrepreneur rencontre. La réalité du terrain est bien plus compliquée que tout ce qu’on imaginait et il faut prouver sa légitimité et sa crédibilité dans son domaine avec des actions concrètes. Il y a aussi une très grande solitude à choisir la voix de l’entrepreneuriat. La réalité de l’entrepreneuriat n’est pas du tout celle qui est affichée sur les réseaux sociaux.

BL :Depuis peu, vous offrez aux auteurs, à travers des podcasts (Le Salon du livre), l’opportunité de s’exprimer de vive voix au sujet de leurs œuvres. Qu’est-ce qui justifie cette nouvelle corde que vous ajoutez à votre arc ?

AN : Le podcast, bien qu’il ne soit pas encore populaire dans notre communauté, est un format facile à consommer. On peut l’écouter en faisant une autre activité.En tant qu’actrice du domaine du livre, je suis toujours en train de chercher comment apporter le livre au lecteur. J’explore de nouveaux outils. Le livre doit aller à la rencontre du lecteur là où il se trouve et non le contraire. Je pense que la voix est un outil qui transmet très bien les émotions. La lecture a la réputation d’être une activité ennuyeuse ou réservée à une certaine élite intellectuelle. Ce qui est complètement faux. Quand j’échange avec un auteur dans le podcast, c’est une conversation spontanée dans laquelle celui ou celle qui nous écoute peut se reconnaître.

BL :Vous partagez beaucoup d’astuces sur l’autoédition. Avant d’aborder ce domaine, il nous plait de vous poser quelques questions sur la nécessité ou l’urgence de voir s’ériger sur le continent africain de grandes maisons d’édition et agences littéraires. Selon vous, est-ce parce que le continent africain est pauvre en ces deux structures que nous venons d’énumérer que la littérature africaine semble battre de l’aile à des moments données ?

AN : Les problèmes dans ce domaine en Afrique sont multiples : la qualité des maisons d’édition, les infrastructures de distribution et de diffusion, le manque de politique culturelle digne de ce non, pour ne citer que ceux-là. Bref, il n’existe pas d’écosystème moderne qui peut faire concurrence aux autres continents.

BL :Le secteur du livre en Afrique est en pleine mutation et peut se féliciter du travail qui se fait sur le terrain. Mais certains estiment que l’équation qualité-quantité n’est pas encore résolue ? Quel est votre avis sur la question ?

AN : La mutation se ressent beaucoup plus au niveau de l’engouement des jeunes pour la lecture. Effectivement, des pays comme la Côte d’Ivoire ou le Sénégal sortent du lot et fournissent des efforts mais je ne parlerais pas encore de grande mutation. L’Afrique francophone fait plus de 50% du monde francophone mais la France à elle seule a 85% du marché. Dans les 15% restants, nous avonsla plus petite partie, environ1,5 %. C’est négligeable vue la taille du continent. Selon certaines estimations, nous parlons là d’un marché de plus de 5 milliards d’Euros.

BL : En tant qu’actrice de la chaîne du livre, vous avez certainement votre mot à dire sur le rapport qualité-prix, quand on voit à quel prix sont vendus sur le continent africain certains livres édités surtout en Europe…

AN : Comme je l’ai mentionné plus haut, le prix du livre est un vrai problème en Afrique. Ceci ne peut être résolu qu’avec une vraie politique du livre. Si nous ne fabriquons pas la matière première sur place, si les gouvernements ne subventionnent pas le livre et si nous n’avons pas des acteurs professionnels qui fournissent des produits et services de qualité, le prix du livre ne changera pas. Au contraire, il subira l’inflation comme tout autre produit de consommation. Ce qui est une vraie aberration.

BL : L’une des remarques les plus récurrentes que l’on fait de nos jours aux livres édités sous nos cieux, c’est malheureusement l’aspect des livres que certaines maisons d’édition mettent sur le marché. Vous convenez avec nous qu’il existe sur le marché beaucoup de livres qui sont mal présentés, aussi bien dans la forme que dans le fond. Voici d’ailleurs ce qu’en dit Daté-Barnabé Akayi : « Quand ils ont la bonne volonté de prendre en charge entièrement le livre, lorsqu’ils (les éditeurs) l’envoient à  l’imprimerie, le livre ne revient pas toujours en de bonne qualité : c’est comme si nos imprimeurs (ou leurs machines) ont une dent pourrie contre l’esthétique du produit physique qu’est le livre. Eh bien, le livre  n’est pas, sur le marché, attirant ! » Que pensez-vous, en tant qu’actrice de la chaîne, de cette remarque qui ne manque pas d’être pertinente ? [2]

AN : Daté-Barnabé Akayi a tout à fait raison. Il y a un vrai manque de professionnels. Beaucoup font du commerce et pas de l’édition ou de l’imprimerie. Ce sont de vrais métiers avec des standards de qualité qu’il faut respecter. J’ai parfois l’impression que le consommateur africain n’est pas assez pris au sérieux et qu’on pense qu’on peut lui donner des produits ou des services au rabais. Malheureusement, ce consommateur n’est pas encore conscient de l’impact qu’il peut avoir sur la qualité de ce qu’on lui offre. Il doit être exigeant et sanctionner ces commerçants en n’achetant pas leurs produits.

BL : Abordons à présent le volet de l’autoédition qui vous est si cher. En témoigne votre désir d’aider les auteurs indépendants à faire la promotion de leurs livres. Qu’est-ce qui justifie votre engouement pour cette forme d’édition ?

AN : J’ai toujours trouvé scandaleux que de belles histoires restent dans les tiroirs parce qu’elles n’ont pas trouvé d’éditeur. La plupart des éditeurs sérieux dans le monde francophone étant en Occident, il est très difficile pour un auteur africain qui écrit pour un public africain d’être publié par un éditeur occidental. Faut-il donc attendre le bon vouloir des éditeurs occidentaux pour publier nos propres histoires ? À côté de cela, il y a la question cruciale de la propriété intellectuelle. À qui appartiennent les livres publiés dans les maisons d’édition occidentales ? C’est parfois par abus de langage que nous parlons de littérature africaine lorsque l’auteur est d’origine africaine. Tous ces livres appartiennent au patrimoine littéraire européen et ne sont pas comptabilisés dans les productions littéraires africaines. Avec l’autoédition, l’auteur reprend le contrôle sur ce qu’il publie, décide de comment il le publie et où il le publie. Il y a là un vrai enjeu sur la propriété intellectuelle. Il faut aussi tenir compte de l’aspect politique de la littérature. Le livre est un moyen d’expression et les éditeurs occidentaux contrôlent ce moyen d’expression.

BL : Pourquoi certains ont-ils alors peur de l’autoédition, du moins, émettent des réserves dès qu’on l’évoque ou ne veulent pas du tout en entendre parler, et pourtant tout n’y pas qu’amateurisme ?

AN : Cela se voit surtout dans le milieu francophone. L’autoédition est encore considérée comme une forme d’édition pour auteur rejeté par les maisons d’édition. Mais les choses commencent à changer. Chez les anglosaxons, cela ne pose aucun problème d’être autoédité. C’est une pratique tout à fait normale et toute aussi valorisante que d’être chez un éditeur traditionnel.

BL : Vous qui avez accompagné beaucoup d’auteurs et parlé en Europe du livre africain, dites-nous : « Comment les livres africains se comportent-ils sur le marché européen ? Comment le lectorat européen le considère-t-il aussi bien dans sa présentation extérieure que dans la pertinence des thématiques abordées ?»

AN : Malheureusement je n’ai pas de réponse à cette question. Il faudrait faire une vraie étude pour le savoir.

BL :Cela dit, n’avez pas l’impression que le livre africain est regardé comme une curiosité et aussi abordé avec une certaine condescendance ?

AN : De mon point de vue, je ne vois pas les choses ainsi. La littérature africaine connaît une vraie renaissance depuis quelques années. Je le constate tous les jours lors des événements littéraires que j’organise ou dans lesquels je suis invitée. Les gens, occidentaux comme africains, veulent découvrir de nouvelles histoires, de nouvelles voix. C’est à nous d’embrasser notre littérature avec fierté. Nous n’avons pas besoin de l’approbation des autres pour le faire.

BL : Quels sentiments vous animent quand à des conférences publiques, vous êtes invitée pour parler essentiellement des littératures africaine et afro-descendantes ?

AN : Ça ne me pose aucun problème. Je suis africaine et je le revendique. Tout comme je revendique de faire essentiellement la promotion de la littérature africaine et afro-descendante. Je ne suis pas de ceux et celles qui se vantent d’avoir lu Sartre mais ne connaissent pas Mongo Beti. Je ne comprends pas pourquoi les autres seraient l’unité de mesure de ce qui est acceptable et que nous africains devrions nous y faire. Mon africanité, avec ses bons et ses mauvais côtés, est le centre d’où partent toutes mes actions. Le reste pour moi est la périphérie. Je ne cherche pas à m’asseoir à la table des autres. Je veux plutôt  être propriétaire de ma propre table et y inviter les autres.

BL : Nous tendons vers la fin de notre interview. A quoi un auteur doit-il s’attendre s’il sollicite vos services pour la relecture, la correction, la communication et même l’édition de son livre ?

AN : Il doit s’attendre à ce que mes services ne soient pas gratuits. Il doit savoir que la qualité de son livre est d’abord de sa propre responsabilité et donc y mettre du sien er s’armer de patience. Le livre est un produit très difficile à vendre. Comme je le dis toujours, les lecteurs ne nous doivent rien. C’est à nous de les convaincre de lire. Je tiens à préciser que je ne suis pas éditrice mais j’accompagne ceux et celles qui veulent tenter l’aventure de l’autoédition.

BL : Quels sont vos projets à court et moyen termes ?

AN : Je suis entrain de préparer un livre pratique pour aider les débutants en autoédition. La consolidation et l’amélioration du site Afrolivresque.com est aussi en chantier. Ce n’est pas le boulot qui manque 😊

BL : Votre mot de la fin

AN : Je vous remercie encore pour de l’intérêt que vous portez à mon travail. J’aime beaucoup ce que vous faites et des initiatives comme la vôtre, on a en a grandement besoin dans le milieu littéraire africain francophone.

A bientôt !



[1]https://www.facebook.com/acelenadal

[2]https://www.afrolivresque.com/qui-sommes-nous/

[3]https://dekartcom.net/date-atavito-barnabe-akayi-enseignant-ecrivain-il-faut-quon-conditionne-le-public-beninois-a-la-lecture/

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