« Car je l’aime », Camelle ADONON

« Car je l’aime », Camelle ADONON

La fraîcheur de la nuit battait son plein à Kpokimè, village où je me suis retrouvé après mon évasion de Ségbannan. Je marche à travers les buissons à la recherche d’une cachette pour la nuit. J’avais faim et soif. Je ne sais même plus quand j’ai eu à manger pour la dernière fois. Cela n’est qu’un détail. De toute façon, pour se sauver de la mort il faut oublier un tant soit peu son ventre. Cela est certain. L’urgence de l’heure, c’était de prix m’éloigner le plus possible de Ségbannan et surtout ne pas me faire repérer. Après quelques minutes je trouvai enfin une cachette, sombre mais calme, là où personne ne pourra me retrouver. Un sommeil me prit et je décidai de m’allonger dans les buissons, mais comme une mouche importune, la faim se remit à aboyer dans mon ventre. C’est donc vrai l’adage : « Si le ventre ne dort pas les yeux ne dorment pas non plus. » de façon plus simple, si l’on n’est pas rassasié, on n’arrive jamais à dormir. Alors comme je n’arrivais plus à discipliner mon ventre qui gazouillait depuis un moment, je décidai de chasser, mais je me ravisai à l’idée que la chasse n’était pas mon point fort. Je me rappelai à l’instant maman ; elle me disait qu’il faut se nourrir à la sueur de son front, mais moi j’étais plutôt paresseux. Je me rappelai aussi les grèves de faim que je décrétais quand elle me faisait des reproches. Si seulement toutes ces nourritures savoureuses pouvaient se retrouver devant moi à l’instant, mais non tout ça faisait partir du passé. Comme je n’arrivais toujours pas à dormir, mes pensées se mirent à flâner, à voguer dans le temps et l’espace. C’est ainsi qu’elles me ramenèrent sur ma vie à la prison, cette prison où je devrais crever si par malchance le brigadier n’avait pas fait l’erreur de laisser la cellule ouverte cette nuit….

 

 

La chaleur qui régnait dans la cellule, n’empêchait point mes confrères à dormir d’un sommeil d’ange. Allongé à même le sol dans cette cellule puante, moi je ne dormais pas, j’étais soucieux, je ne voulais plus passer mon temps dans cette atmosphère chiante. Cette cellule, je la partageais avec une vingtaine de personnes qui avaient chacune son histoire, son problème, mais on avait tous un problème bien sérieux en commun, l’odeur infernale, une odeur qui venait de nous-mêmes, du bidon en plastique déposé dans un coin de la cellule et qui accueillait chaque jour nos déchets organiques. Ça puait vraiment et mélangée avec l’odeur corporelle de chacun de nous, la cellule en dégageait une odeur pire que celle d’une toilette de cour commune. Les cellules de cette catégorie n’accueillaient que les pauvres pécheurs, les oubliés, les riches pécheurs étaient ailleurs, mieux logés dans cette prison que nous dans nos maisons, que dis- je ? Nos taudis. Cette nuit où j’eus la chance de m’évader, le vieux Janvier, un confrère de la cellule venait de piquer une fois encore sa crise d’épilepsie. Et comme j’étais le seul en éveil j’ai dû alerter par mes cris le brigadier qui était de garde. Il prit un temps fou avant de venir le chercher pour le sanatorium. Je pense bien à raison qu’il était en plein match au lit, il n’avait même pas refermé sa braguette qui écumait de rage. Quand il le prit pour l’infirmerie, il oublia de refermer la cellule à clé. C’était la chance de ma vie, j’eus peur au début puisque je ne savais pas si c’était un piège, mais il fallait que je tentasse ma chance pour fuir les punitions matinales, l’odeur infernale, la chaleur d’enfer ; alors il fallait tenter le tout pour le tout et c’est ce que je fis. Je pense bien que l’opération fut un succès, du moins pour le moment puisque je ne sais pas si je me ferai retrouver demain. J’ai dû m’assoupir un moment, puisqu’à mon réveil il faisait déjà jour. Je constatai avec peur et panique que quelqu’un m’épiait, en fait j’étais dans un champ, quelle malchance moi qui pensais être bien caché, en sécurité, non, je venais d’être repéré par quelqu’un qui se dirige maintenant vers moi. Court, gros et lent dans ses pas, il a plutôt l’air inoffensif. Il me fit un sourire auquel je répondis avec un peu d’assurance.

 

– Bonjour !, me dit-il, en me tendant la main. Moi c’est Kodio, je pense bien que vous devez avoir une terrible histoire vu votre air désastreux.

J’étais sans voix, la gorge asséchée. Il m’adressa de nouveau la parole :

– C’est mon champ ici, me dit- il en tendant sa petite main, trop petite pour son âge vu son visage un peu ridé. Son visage d’enfant me rassura et sans réfléchir, je lui fis confiance. Je me levai non sans difficulté et le remerciai pour son aide. Il me fit signe de la main de le suivre, ce que je fis. Après quelques minutes de marche, le trajet me parut interminable en raison de mon état faible. Nous nous retrouvâmes devant une petite case isolée, le genre de case qu’on retrouve dans les villages. Il me dit d’entrer. J’obtempérai. Il me donna un siège. Je m’assis. La chambre était sombre. Il faisait pourtant jour. La case ne contenait qu’une vieille natte, un petit tabouret en bois qui me servait de siège, un canari et des peaux d’animaux accrochées au mur lézardé de cette chaumière. L’homme sortit et revint avec un petit bol qui contenait sûrement de l’eau, il me le tendit et me dit boire le contenu. J’eus peur mais il me dit : « Bois-le et qu’il n’en reste aucune goutte, cela te permettra de me dire certaine vérité sans réserve. » N’ayant pas vraiment le choix, sachant que j’étais dans une situation délicate, j’ai dû boire le contenu comme il me l’avait ordonné.

Je le regardai maintenant droit dans les yeux et lui demandai s’il voulait m’aider et que si c’était son intention, il serait plus utile qu’il commence par écouter les jérémiades de mes viscères. Il arbora un petit sourire au coin des lèvres et ressorti de la chambre. Je profitai de son absence pour m’étendre à même le sol, la fatigue me prenait vraiment. Je n’avais pas eu le temps de m’assoupir un moment qu’il revint et me tendit un plat de haricot à l’huile rouge mélangé avec du gari, comme je les aime et me dit : « Finis ton plat et tu me dis ce qui t’a conduit dans mon champ« . Il ressortit et revint avec son plat à lui. Je mangeais avec appétit sous le regard interrogateur de mon sauveur. Quand nous finîmes nos plats, il alla déposer les assiettes dans un coin de la chambre et revint s’assoir en face de moi. Je savais bien au fond de moi que je lui devais toute la vérité, je le regardai et lui demandai de ne pas m’interrompre au cours de mon histoire. Il hocha la tête en signe d’approbation.

– Élève, je n’étais pas très intelligent ni travailleur, je ne faisais pas non plus d’effort pour l’être un peu. J’étais dernier, et je luttais de toutes mes énergies pour maintenir cette place. Je me voulais indétrônable, et j’ai réussi à toujours garder cette place. Étant le seul enfant de ma mère dans une famille polygamique, ma mère voulait à tout prix que je devienne « un grand homme » comme elle aimait à le dire. Et être un grand homme pour elle, c’était d’avoir des diplômes et de travailler dans un bureau comme son cousin Jacob qui vivait en ville. Et pour cela, elle mettait toutes ses économies de maïs grillé dans ma scolarité. Je ne faisais pourtant pas d’effort pour réaliser ce rêve de ma mère, moi je voulais vivre comme mes demi-frères, rebelles et indépendants. Leur vie me fascinait, car ils n’avaient pas besoin, pour sortir, de l’autorisation venant de notre père qui se saoulait à longueur de journée chez papa Gabi ni de leur mère réputée et redoutée pour sa violence et la qualité de ses coups de poings. J’admirais le courage de Vincent, le fils aîné de mon père, il était le plus fort du quartier et son nom était cité dans toutes les bagarres du village et des hameaux environnants. Avec ses autres frères, il allait souvent à la chasse ou à des compétitions de lutte. Moi j’étais le « garçon-fille » de la maison, c’était comme ça qu’on me traitait et cela à cause de ma mère trop protectrice. Je n’avais pas le droit de sortir de la chambre de ma mère après être rentré de l’école, de peur de passer sous le nez des belles mères sorcières, comme me le disait maman.

Ma mère était plutôt trop croyante, ce qui faisait qu’elle fréquentait presque toutes les églises à la fois à la recherche du « salut ». La nuit, on passait la moitié du temps qu’il fallait pour un bon sommeil, à prier. Ma mère qui n’avait jamais connu les portes d’une classe d’école, me donnait la Bible et je devais servir de lecteur. Les versets bibliques j’en lisais beaucoup et ma mère répondait à chaque fin de verset amen, sans rien y comprendre. Elle me disait souvent que notre famille semblait envoûtée puisque aucun de ses membres n’était épanoui et elle voulait me préserver de ce mauvais sort. Moi je ne croyais pas trop aux paroles de ma mère, mais vu la situation de notre père, je me disais que la malédiction était sur lui. Aucun être normal, qui n’est pas possédé par des esprits maléfiques, ne pouvait consommer autant de décalitres de Sodabi en une journée. Mon père, je ne l’aimais pas, que Dieu m’en pardonne. Notre nom de famille faisait souvent la Une dans le village, pas parce que j’ai des frères à problème, ni un père comme grand saoulard du village, mais à cause de mes demi-sœurs, de vraies abonnées du sexe. Elles passaient tout leur temps à la maison sans rien faire et une fois sortie, c’est pour arracher les maris des pauvres dames. Cela créait chaque fois des disputes à la maison, puisque les dames y débarquaient en furie, la bouche pleine de menaces et de malédictions. Bella, la plus jeune, la plus belle aussi, s’était lancée dans la vente de Gari (farine de manioc) en sachet après plusieurs années d’échec au CEP. La dernière fois qu’elle a passé cet examen, c’était avec notre cousin Taklohoumigo qui était au CI quand elle allait au CEP pour la deuxième fois. Et aussi paradoxal que cela puisse être, elle était la seule fille instruite dans la famille. Mais depuis ce fameux jour où le mouton noir de papa Gbossou avait bouffé tous le gari qu’elle vendait pour se faire d’économie, elle s’est lancée elle aussi dans le métier du sexe. Maligne qu’elle était, elle voilait son métier par la vente de bouillie de soja les soirs, ce qui lui attirait beaucoup de clients dans ses deux métiers. Vous voyez bien que j’ai une famille incroyable.

 

 

Je marquai une pose et Kodio me demanda calmement : « mais qu’est ce qui a pu bien te conduire jusqu’ici ? »

– Tout se passait comme d’habitude, la routine quotidienne, on vivait comme toujours jusqu’au jour où maman Kponou vint crier dans notre cour qu’il y avait des tonnes de sacs de Riz gratuit à Domè et tout le monde y allait prendre. Cela réjouissait toute la famille puisque du riz, on en prenait qu’en occasion des fêtes. Alors ma mère prit sa bassine et s’en alla avec deux de ses coépouses et leurs enfants. C’était la dernière fois que je la vis vivante, elle fut victime du drame de Tori Avamè et je devins orphelin de mère. Ses obsèques eurent lieu sans tarder, elle n’avait même pas eu droit à une messe pour le repos de son âme, elle ne payait pas les dîmes et le prêtre ne la connaissait pas. Mon père me mit à la charge de sa première femme, la mère de Vincent, mon frère aîné. Elle s’occupait comme elle le pouvait de moi, mais l’absence de ma mère me pesait, ses repas savoureux accompagnés de poissons me manquaient. Les repas de maman Vincent n’étaient jamais accompagnés de poissons ou plutôt ma part du repas ne connaissait jamais le goût du poisson. Elle donnait comme excuse que mon saoulard de père ne lui a pas donné de l’argent pour me nourrir et que si elle me donnait à manger, c’était par pure pitié. Le jour où elle me dit cela, je pleurai ma mère et je compris qu’avec elle je vivais le paradis.

Depuis ce drame qui conduit ma pauvre mère à la mort, je voyais très mal maman Kponou, puisque si elle n’était pas venue annoncer cette nouvelle dans notre concession, personne d’autre ne le ferait et ma mère serait encore vivante. Je vous le dis, cette dame, c’était notre journaliste du village, au parfum d’une nouvelle elle l’annonçait de maison en maison. Kponou devrait manger et pour ça, sa paresseuse de mère n’avait pour travail que de passer de case en case annonçant des nouvelles contre des miettes de repas. Je ne l’aimais pas, elle était capable de troubler la paix et mélanger toute une famille juste pour se nourrir. Depuis la mort de maman, mon père ne restait plus le moins du monde à la maison en journée, non pas qu’il se saoulait n nécessairement chez papa Gabi, mais il passait tout son temps au siège de l’ONG « Aide aux Personnes Affamées et Gourmandes » APAG. Papa y allait pleurer sa tendre femme et criait famine. Après le drame qui a frappé la population de Togbamè, le Gouvernement de Nyinwè Nyindésou en partenariat avec des ONG avait œuvré pour aider les victimes, alors il promit des sacs de Riz, des cartons de sucres et de lait, des bidons d’huile aux familles des victimes. Au parfum de cette bonne nouvelle, mon père comme la majorité de la population de passait leurs journées au siège de l’ONG attendant leur part du butin. Ceux qui n’avaient même pas perdu une aiguille dans le feu de Domè, y allaient pour pleurer un enfant, une femme ou un frère mort dans l’incendie. Chacun attendait avec impatience le grand jour de la distribution, mais ce jour ne venait jamais, ce jour ne vint pas. Les autorités chargées de distribuer les kites avaient pris leur part, la population n’eut rien, sauf mon père qui a eu quelques kilogrammes de riz, un bidon d’huile, un carton de sucre et de lait grâce à la gentillesse de mon oncle Jacob, le cousin de ma mère. Quand mon père eut reçu tout ça, il s’enferma dans sa chambre, cuisinait lui-même et se faisait chaque jour un petit festin. Quand il fut en rupture de stock, il ressorti et reprit sa vie habituelle. Quand le Gouvernement fut au courant de la mauvaise action de ses collaborateurs, une enquête fut ouverte et les coupables furent enfermés. Oncle Jacob n’échappa pas à la prison lui aussi, c’est ainsi que ma vie d’enfer commença, puisque je devrais continuer mes études chez lui en ville selon les dires de mon père. À la nouvelle rentrée scolaire, je ne repris pas les cours, faute de moyen. Je passais mes journées dans les ruelles du village. Cette fois, maman n’était plus pour m’interdire quoi que ce soit. J’allais voler des mangues dans les champs pour me nourrir en journée.  J’avais intégré un groupe de jeu avec des garçons de mon âge, je faisais tout ce que maman n’aurait pas voulu de son vivant. Je devenais peu à peu un enfant de la rue, même si l’on dit que la rue est stérile et ne fait pas d’enfant, elle sait si bien l’adopter. Personne ne se souciait de moi à la maison et cela me rendait indépendant, je rentrais quand je voulais et ressortais quand l’envie me prenait.

Quatre ans après la mort de maman, je venais de fêter mes 18 ans et cela me réjouit beaucoup. Je me sentais homme et j’en étais fier. Alors en un samedi de mi-décembre, la fraîcheur me prit et une idée pas très catholique me traversa l’esprit. Rita avait grandi, elle avait tout d’une bonne femme malgré ses quatorze ans, elle était venue de la ville depuis un an et vivait chez sa tante, maman Kponou. Rita m’aimait et Rita venait dans la chambre de ma défunte mère. L’idée de la voir nue ne m’avait jamais traversé l’esprit jusqu’à ce jour. Je voulais à tout prix voir Rita, alors je l’invitai chez moi dans la soirée et je fis ce que je ne devrais pas faire avec une fille de son âge. Rita l’avait aimé et Rita venait chaque jour me voir sur la natte que je partageais avec ma mère, paix à son âme. Je donnais du plaisir à Rita et elle me donnait du plaisir à chaque fois que l’occasion s’offrait à nous. Tout allait bien et un jour tout bascula. Rita n’avait pas ses menstrues depuis deux mois et maman Kponou s’en aperçut. Enquête sur enquête, on vint à moi comme l’auteur de l’état de Rita. Mon père me battit à mort, mais ce n’était pas tout, les parents de Rita une fois au courant, se sont tournés vers la justice. Je fus enfermé en prison. Je ne sais même pas à quand mon verdict puisque mon dossier, je pense qu’il était perdu parmi tant d’autres. Si seulement maman était vivante, si seulement mon père avait un peu de conscience….

Je tournai mon regard mais il n’y avait plus Kodio. Je me réveillai brusquement. Mon corps ruisselait de sueur. Je fis un tour dans la chambre de maman. Elle luttait entre la vie et la mort. Là ce n’était pas un cauchemar. En allant appeler mon père qui jouait au domino sur la place public, j’aperçus Rita que battait sa mère, lui demandant l’auteur. Je ne sus de quel livre, mais je détalai comme un étalon. Il faut que maman survive. J’ai encore besoin d’elle. Je ne sais pas si je lui ai jamais dit : « Je t’aime, maman ».

 

Camelle ADONON

 

Camelle ADONON est étudiante en première année de droit à la Faculté de Droit et de Sciences Politiques d’Abomey calavi . Elle aime la lecture et l’écriture.

 

3 comments

La suite est pour quand car j’ai prit du bon plaisir à lire. Félicitations et bonne suite d’écriture seulement j’ai hâte de la suite … Merci

Si le ventre ne dort pas les yeux ne dorment pas non plus. Félicitation.Force et Courage.

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