« Quand je n’aime pas un livre, je n’en parle pas. » Chrys Amègan

« Quand je n’aime pas un livre, je n’en parle pas. » Chrys Amègan

Amis internautes, fidèles lecteurs de notre blog, bonjour. Nous recevons pour vous aujourd’hui un nouvel auteur mais déjà dense, un acteur du monde éditorial par ses collaborations avec diverses maisons d’édition et un critique littéraire connu pour la qualité de ses chroniques. Il est professeur de français et est connu pour ses néologismes (Kpintitude, minmansipation, etc.). Pour ses parents, il est Christophe Amoussou, mais pour le grand monde, il est Chrys Amègan. Récemment, il a fait un grand saut dans le milieu littéraire béninois avec son recueil de nouvelles qui a pour titre, « 60 millions ».

 

BL : Monsieur Chrys Amègan, bonjour ! Vous êtes l’auteur de 60 millions paru récemment aux Éditions Savane du Continent. Mais vous êtes également correcteurs, directeur de collection Frictions chez Légende Éditions mais également chroniqueur chez Chroniques littéraires africaines, blogdirigé par LaRéus Gangeous. Vous êtes un enseignant, produit de l’Ecole Normale Supérieure de Porto-Novo. Que peut-on savoir d’autre sur vous ?

CA : Je suis plus Amègan pour mes parents – mes grands-parents en l’occurrence puisque c’est eux qui m’ont élevé – que Christophe. Mon grand-père m’appelait Amègan, ce qui signifie « Grand quelqu’un » en guingbé (mina) et ma grand-mère « Tonton », dénominatif affectueux en saxwègbé pour dire « mon chéri » ou « mon adorable fils ». Mes frères plus tard – je n’ai pas de sœurs – m’appelleront et m’appellent « Fogan », terme commun dans beaucoup de familles pour dire grand-frère quand on est l’aîné. Donc quand il s’est agi d’exister sur les réseaux sociaux, j’ai d’abord erré comme un Samba Diallo en quête d’identité, en quête de cooptation sociale, avec un « Chrysthobal Antonomase », nom alimenté par les cafouillages de l’adolescence comme on en voit aujourd’hui qui écrivent, notamment sur Facebook, leurs prénoms avec tous les accents du monde sur chaque lettre, ou en scindant le prénom, ou carrément en s’inventant un autre prénom imprononçable, insensé ou sauvage pour, croient-il, se faire remarquer ou se singulariser. Ce « Chrysthobal Antonomase » donc, plus euphonique qu’autre chose, avec une sonorité espagnole, formé comme on le voit à partir de mon seul et unique prénom calendaire que mes parents m’ont flanqués ans trop réfléchir, plus le nom de cette figure de style pour obtenir une assonance en [o] avait, à l’époque, beaucoup de kpintitude pour moi ainsi que pour certaines followers qui en tombaient sous le charme et qui dormaient dans mon inbox. J’ai, disais-je, vagabondé avec ce nom avant d’Adopter Chrys Amègan qui me rapproche plus de mon origine et cristallise mes grands-parents en moi tout en m’empêchant de sombrer dans une sorte de reniement ou de vendetta idiote contre lenom par lequel on appelle ma mère : Chrysso-non, pour dire « maman de Chrys ». Chrys étant l’apocope de Christophe que j’orthographie toujours ainsi pour ne pas qu’on me confonde avec le Christ Jésus, ce même si M. AMAYIDI, mon préfacier que j’adore, l’homme-école ambulant en matière d’humilité et de grandeur, continue de m’appeler « Le pauvre Christ de Bomba ». Pour finir, j’ajouterai que je viens d’Agondokounhoué, encore appelé Cogoh, un petit village de l’arrondissement de Doutou, chez les Frères GUEDEHOUNGUE, dans la commune de Houéyogbé, département du Mono.

BL : Vous êtes professeur de français dans les lycées et collèges du Bénin. S’il vous était demandé de faire un état des lieux en ce qui concerne la lecture et la littérature en milieu scolaire au Bénin, que diriez-vous ?

CA : La lecture en milieu scolaire est comme une chorale en face d’une kyrielle de tams-tams orphelins de batteurs. Les danseurs sont là, amorphes ou ignés d’impatience, attendant des batteurs engagés, passionnés, qui joueront le tam-tam pour qu’ils dansent. Ils n’en trouvent absolument pas dans la plupart des CEG. Car quand on arrive à en trouver et qu’on joue, les danseurs dansent à émerveiller le ciel, à faire grelotter Dieu et Satan sur leurs trônes. Certains danseurs sont nés dans la nichée des batteurs; ce sont leurs parents qui leur ont appris cette danse ou ce voyage qu’est la lecture dès le berceau, de sorte qu’ils n’ont plus besoin qu’on joue pour eux avant de danser. Avec ou sans batteurs, ils jouent, dansent, joueront et danseront seuls, ayant déjà appris tous les rythmes, toutes les techniques de battement. Ils peuvent même créer un orchestre. D’autres, par contre, n’ayant bénéficié d’aucun « coaching », d’aucun exemple de danse avec les écrits, avec les humanités à la maison, ont juste besoin qu’on les y initie, qu’on le leur inocule, ce virus de la lecture, en les mélangeant avec ceux pour qui cela est naturel dans un environnement émulatif et festif. Hélas ! Ce sont eux les plus désespérés, qui n’ont et n’auront probablement aucun batteur, en cela que les rares batteurs, les rares initiateurs d’activités littéraires, les véritables engagés, qui ont la promotion de la lecture comme passion, n’attendant forcément aucune rémunération pécuniaire de personne, sont, s’ils ne sont pas ignorés ou snobés dans l’organisation des grandes activités concernant le livre, perçus sur le terrain comme des extraterrestres, étonnés que les gens sont de les voir si déterminés dans ce qu’ils considèrent comme inutile, vain, réservé pour les rassasiés. On ne peut néanmoins pas les en blâmer dans la mesure où la littérature est censée être un divertissement, et il faut être rassasié, à l’abri des besoins élémentaires, avant de penser se divertir à fond et avec concentration avec les livres. Et dans un pays où l’on travaille à la précarisation exponentielle de l’enseignement pendant que les politiques s’engraissent, la rareté des batteurs a, hélas, son excuse toute faite.

BL : Vous avez certainement des idées à proposer pour améliorer la situation de nos apprenants en ce qui concerne la lecture et la littérature.

CA : L’enseignant de français ne suffit pas. Je pense qu’il faut envisager un professeur de littérature, à dissocier du professeur de français, dans les classes dont le travail sera uniquement d’enseigner les humanités à travers les livres, comme on le voit déjà dans certains établissements privés. L’enseignant de français étudie certes les œuvres inscrites au programme, mais n’arrive pas à le faire de fond en comble. Je parle selon mon expérience et de comment j’aimerais que les œuvres soient étudiées. S’il l’a fait pour la première œuvre, la seconde est hachée, survolée ; harcelés qu’il est par les autres notions du programme qui l’attendent, plus denses, plus complexes, et qu’il est tenu d’aborder avec les apprenants. Un enseignant de littérature dont la tâche est dédiée aux livres aura, je pense, plus de latitude, plus de temps pour explorer et aborder avec les apprenants tous les compartiments, tous les aspects de l’œuvre après s’être assuré qu’ils l’ont effectivement lue. Il aura, outre l’enseignement classique en classe, fondamentalement pour tâche d’organiser et d’animer les activités littéraires (ateliers d’écriture, cafés littéraires, etc.) en travaillant de concert avec les désormais collègues des classes culturelles pour intégrer chez les apprenants le côté festif, voire même lucratif de la littérature que l’on ignore encore peut-être en raison de l’absence d’une industrie cinématographique au Bénin. Dans ce sens, il faut remercier déjà très cordialement ceux qui font des prouesses sur le terrain malgré les difficultés qu’ils rencontrent. Je veux nommer Fémicriture de Cécile Avougnlankou, PromoLitt auquel je collabore avec d’autres jeunes passionnés de littérature et de lecture, Béninlivres d’Esckil AGBO et tout ce que Chédrack DEGBE fait dans le Zou. Sans oublier les efforts de l’APFB.

BL : Pour écrire, il faut lire beaucoup de livres. Tout le monde le sait. Mais, avez-vous parfois l’impression, vu le nombre et la qualité des manuscrits que par la force des choses vos yeux parcourent, ou même des livres que vous lisez, n’avez-vous pas l’impression que bien d’auteurs, pour reprendre les mots de Boniface Mongo-Mboussa, « sont incultes » ?

CA : L’inculture vient du fait que des aspirants au titre d’écrivain pensent, comme à l’époque où il suffisait à un mécanicien de raconter sa vie dans un cahier pour obtenir un roman à succès qu’on érige en classique, de gribouiller des histoires fades sentant le pipi de chat, des histoires sans tête ni tronc ni queue, avec des fautes à chaque rue de phrases, dans les aisselles de chaque mot, pour devenir écrivain. Ou qu’être écrivain, c’est construire des pyramides de phrases avec des mots aux tournures alambiquées, amphigouriques, obscures, qui viennent de la prétention qu’on a de connaître tous les barbarismes, tous les solécismes, tous les mots vieillots ou désuets de la langue française et dont on parsème les paragraphes forcément nébuleux pour montrer que l’on a fait les Lettres modernes, que l’on a lu deux ou trois auteurs à la plume châtiée ou pour se convaincre qu’on écrit de la bonne littérature. C’est justement ça l’inculture ; elle vient du fait qu’on n’a pas suffisamment lu pour se rendre compte  que la littérature, qu’écrire un livre réussi, être un auteur à succès, n’a rien à voir avec les mots usuels ou les mots rares ou gros, rien à voir avec l’histoire racontée ni avec sa longueur ou sa brièveté, rien à voir avec l’ambition ou la volonté, avec le fait de s’enivrer de la vie, ou de vivre dans un ascétisme cru et nu, ni même, comme le croit Boniface Mongo-Mboussa, le fait d’avoir une grande culture plus vaste que le monde, rien à voir avec le fait d’avoir une belle plume, d’être sage, d’être engagé, d’avoir du talent ou d’avoir beaucoup lu, d’être intelligent ou de savoir émouvoir, communiquer, d’avoir du souffle ou de sombrer dans un travail de langue très acharné. Je dirai que tout cela est très bien, nécessaire, mais pas un gage absolu pour devenir un auteur célèbre. Rien n’est garanti ni absolu en littérature. Il faut juste travailler à garantir un bon destin à son livre, sans pour autant trop miser sur ce destin-là, parce que tout livre, dans cet immense pays qu’est la littérature, a un destin ; un destin brillant ou célèbre, falot ou éteint, qui dépendra de son contenu, des circonstances de sa publication ou de quelque chose d’incompréhensible, d’ineffable, d’insaisissable. De la chance peut-être, diraient certains…Pour le peu que j’ai lu, voilà ce que je comprends du succès de la chose littéraire que l’on recherche tant. Mais je dirai qu’en toute chose, il faut bannir la paresse. C’est une plaie, surtout en littérature ; parce que la littérature est une femme nue, une houri qui, chaque jour, devient plus exigeante pour qui veut visiter son inbox. De fait, être écrivain est un titre grave, et ce n’est pas parce que vous avez écrit un livre que vous êtes d’emblée un écrivain, un poète ou un romancier. Le décernement de ces titres revient à un lectorat exigeant. Que tout jeune pressé de porter le titre le sache.

BL : La littérature africaine aujourd’hui, comment l’abordez-vous ? Est-ce parce qu’on aspire à l’universalité que, en tant qu’Africain, l’auteur fait abstraction des réalités africaines ?

CA : La littérature, à mon sens, est une entité qui exige la sincérité, et on l’on ne saurait accéder à la sincérité qu’en s’écrivant, qu’en écrivant à partir de ses limons et de son étymon propre, de son univers sociologique d’origine. C’est une trahison que de tenter le contraire. Une annihilation de soi. C’est s’offrir même une tâche vaine et difficile. Chacun perçoit le monde depuis la position sociale où il est campé, et l’homme étant le produit de son enfance, on écrit en fonction de ce qui nous a fait. Je n’ai jamais mis pied en Europe, je ne peux rien postuler en écriture dans ce sens et rêver d’être aussi authentique qu’un Européen. La kpintitude émotionnelle des textes d’Hugo vient de sa vie lugubrement ponctuée. Il en est de même pour Olympe Bhêly-Quenum dont les textes sont philosophiques, métaphysiques et riches en spiritualité, parce qu’ayant grandi dans un microcosme vodun. Chaque culture est riche de sa spécificité. Et je pense que l’universalité, la vraie, est celle dans laquelle se mirent et se retrouvent, même si c’est dans une infime portion, toutes les individualités du monde. La littérature de l’universel, c’est quand un Sami Tchak ou un Kangni Alem écrit sur son tem ou sur son Togo politique, quand un Daté écrit sur les abus sexuels dans les écoles béninoises, quand une Djaïli écrit sur la condition féminine dans son ethnie ou qu’une Avoungnlankou actualise et tropicalise la négritude, quand un Destin Akpo perçoit et opine sur le monde avec l’œil de son village ou quand un Rodrigue (Atchaoué ou Gounda) dépeint les réalités nocturnes du Bénin sur les trottoirs ou dans les maquis, tous avec une énergie, un souffle, une magie qui parle à un Chinois, à un Russe, à un Germanique, à un Indien…à travers le monde. « L’universel, c’est le local moins les murs », disait Miguel Torga.

BL : Comment parler aux Africains et les toucher réellement si le canal usité demeure une langue qui est étrangère ? Comment sortir de ce piège ?

CA : La question n’est pas un problème de langue à mon sens mais plutôt un problème d’alphabétisation. Que la langue soit étrangère ou non, une fois alphabétisé, l’Africain lira et se sentira touché par ce qui lui est écrit. Car un peuple alphabétisé lit, comprend, se conscientise et peut donc contrôler les politiques qui régissent sa vie parce qu’éclairé. L’Occident ne partage pas une seule langue mais reste le plus lettré. Le problème de langue en littérature ne se pose donc pas, en cela qu’on peut apprendre à lire la langue de l’autre, du moment où l’on sait lire et écrire dans sa propre langue. Grâce à l’API, je peux lire ma langue maternelle et autre langue nationale même si je ne les comprends pas forcément. Ce qui signifie que les efforts de traduction et de production d’une littérature en langue nationale s’avèreront vains tant que demeureront l’inexistence d’une politique d’alphabétisation obligatoire des populations africaines et celle d’une langue nationale officielle dans certains pays du continent. Parce que surtout en Afrique francophone, nous avons été si colonisés linguistiquement qu’intellectuels diplômés dont on prétend être, nous ne maitrisons plus nos langues maternelles, incapables que nous sommes de nous y exprimer couramment sans créer un embouteillage linguistique d’alternance codique. Et cette situation de diglossie français langue officielle et nos langues nationales (même très véhiculaires) – je veux parler du fongbé, du yoruba et du dendi, pour parler de mon pays – est soutenue par nos politiques qui sont courageux pour imposer une constitution révisée nuitamment à tout le peuple, mais couards pour nous ériger le fongbé comme langue officielle et langue médium d’enseignement, avec des documents didactico-pédagogiques à l’appui, à côté du français. On oublie que même le français standard tel que nous la parlons aujourd’hui a été imposé par François 1er en 1539, au XVIe siècle donc, dans une France qui compte 75 langues régionales. Une telle politique au Bénin, dans dix ans environ, nous élèverait aux côtés des nations comme le Nigéria où des thèses de doctorat se font en yoruba ou en Ibo ou comme dans les pays où le swahili règne, avec une littérature assez prégnante, sans pour autant éclipser le l’anglais.

 

BL : Avant 60 millions, votre premier livre à titre personnel, nous y reviendrons, vous avez publié des textes dans des recueils collectifs. Qu’est-ce que cette expérience vous a apporté dans votre approche de l’écriture et même dans la conscience que vous avez de l’auteur que vos textes font de vous désormais ?

CA : La meilleure réponse que je puisse donner à cette question se trouve de la page 251 à 254 de Didactique de la Beauté, anthologie des Poètes de Feu[1].Que ça soit cette anthologie ou la seconde, 21 nouvelles du soleil[2], ces deux master class conduites excellemment par Daté Atavito BARNABE-AKAYI m’ont permis d’apprendre, à côté des éminences grises, les véritables enjeux, la dangerosité ou la délicatesse de l’acte d’écrire, l’originalisation de la création littéraire et ce que ça représente de se faire publier, d’idéologiser mes créations poétiques que j’avais du mal à définir et à découvrir les secrets de la conception datéienne de l’esthétique.

BL : 60 millions ! C’est le titre de votre premier ouvrage, un recueil de 7 nouvelles, un livre de près de 300 pages qui plonge tout lecteur dans les tares de la société. De la dépravation sexuelle à la corruption, vous avez passé sous microscope divers faits et fléaux de la société africaine contemporaine. D’ailleurs, chaque page de ce livre est un portrait craché du vécu de bon nombre de vos contemporains. Il nous plaît alors de vous demander : 60 millions est-il un ouvrage de fiction ? Ou c’est un tableau réaliste romanisé ? Autrement dit : » les textes de ce recueil sont-ils vraiment des fruits de votre imagination ? Ou ils sont une narration des faits réels ? »

CA : Je ne connais personnellement aucune Lèlo (nom de personnage, 1ère nouvelle) qui collectionne les grossesses sans pères comme un écureuil collectionne des noix pour assouvir sa faim ; aucun Jonathan Soboté (nom de personnage, 2ènouvelle) qui, avec sa femme, cible et spolie les hommes riches de leur fortune en les tuant après les avoir fait épouser sa femme ; personne du nom de maman Junior (nom de personnage, 3ènouvelle) qui abandonne tôt son foyer et ses enfants malades pour aller « sexepliquer » avec son curé sur leur paroisse ni aucune jeune fille du nom de Tigresse qui sert de théâtre d’illustration des conflits religion-relations amoureuses, etc. Pour dire que les nouvelles dans ce recueil sont loin d’être « une narration des faits réels », même s’il en est inspiré, en cela que l’œuvre romanesque est le reflet de la société. Oui, 60 millions est un ouvrage de fiction, mais de fiction réaliste, voulu pour être un texte-miroir ou un recueil-projection de la décadence de notre société actuelle.

BL : Chaque auteur est unique en son genre. Votre premier ouvrage, selon nous, s’inscrit dans la logique d’une littérature engagée. Comment vous définissez-vous ?

CA : 60 millions serait un roman qu’on parlerait de roman social ou de roman de société, dans la mesure où il expose, par le biais d’une fiction réaliste, des problèmes sociaux et leurs conséquences néfastes sur les individus ou groupes sociaux qui en sont victimes autant qu’ils l’ont générés. En tant que tel, d’emblée, il fait de moi un auteur engagé. Mais l’engagement par les œuvres, qu’il soit assumé ou non, comme le soulignait Sartre, est consubstantiel à la forme littéraire. Tout texte littéraire écrit porte en lui, forcément, un certain engagement, que l’auteur soit dans la propagande politique, provoque des controverses religieuses ou pose des débats sociaux ou politiques. Donc, pour moi, on n’a pas à proclamer ou à revendiquer partout un titre d’auteur engagé. À partir du moment où l’on écrit, on est déjà engagé, engagé à dire ce qu’on pense que le monde devrait partager avec nous, engagé à révéler votre vision du monde par l’écriture.

BL : On sent une présence effective de la sexualité dans votre livre. On peut oser dire qu’elle est transversale dans l’œuvre. Est-ce de la provocation, de la banalisation d’un thème au sujet duquel nos sociétés africaines sont peu bavardes, du marketing quand on sait que le sexe est devenu le produit artistique et cultuel qui se vend le mieux à notre époque, ou une démarche de démystification ou de détabouisation de ce thème?

CA : Damienne Houèhougbé a publié récemment Toi, quand je veux[3], un roman classé érotique interdit au moins de 16 ans. La question que je me pose est de savoir si le livre est sacré un bestseller en raison de son érotisme. De l’érotisme ponctue également Errance, chenille de mon cœur[4],le seul et unique roman de Daté à la date d’aujourd’hui ; un érotisme tellement dosé que Florent Couao-Zotti, à la sortie de la présentation de l’œuvre à l’Institut français, avait fait un post Facebook intitulé « Daté Atavito BARNABE-AKAYI, l’écrivain qui fait mouiller. » Ce roman, à la date d’aujourd’hui, a-t-il connu plus de vente que les œuvres dénuées d’érotisme explicite ? Les œuvres d’Esparbec en Europe qui, lui, est un écrivain pornographique, ont-elles été plus vendues que les Goncourts ? Le livre Femme nue, femme noire[5] de Beyala ou continue-t-il de se faire arracher en raison de son héroïne sexuellement débridée ? Ce sont des questions que je me pose quand vous dites que « le sexe est devenu le produit artistique et cultuel qui se vend le mieux aujourd’hui ». Si c’est le cas, je crois que chaque auteur qui souhaite voir son livre s’arracher comme de petits pains sait désormais ce qu’il faut faire. Il est vrai que tout est sexualisé aujourd’hui, ou presque ; mais sexualiser exprès son œuvre est-il un gage d’un marketing réussi ? Perso, je n’ai encore connaissance d’aucune œuvre dont la vente se serait explosée parce qu’il y est question du sexe. Pour dire que je ne crois pas que l’on écrive du sexe pour (ou dans l’unique but de) se faire vendre. Peut-être le fait-on pour provoquer, et ce, selon une idéologie de démesure donnée qui épouse toute l’ossature thématique de l’œuvre comme chez Bolya, Adiaffi ou Sony. Mais écrire du sexe pour vendre, ça je l’ignore. En tout cas, ce n’est pas l’intention dans 60 millions. Banalisation dans une logique de détabouisation ? Peut-être ! En ce sens qu’il faut en parler, parler du sexe en littérature comme l’on parle de n’importe quel sujet, qu’il (le sexe) ne soit plus, dans une œuvre, le seul aspect qui frappe, qui intéresse ou qui répugne comme si les autres sujets de mort, de barbarie, de terrorisme, de politique sauvage, etc., parsemant également l’œuvre, n’ont, eux, aucun intérêt. Dans un univers de crudité, le sexe devrait être aussi perçu que tous les autres sujets. L’érotisme dans 60 millions n’est donc pas à percevoir dans une logique de marketing ou de provocation, mais plutôt dans une démarche d’exposition ou d’extériorisation de la psychologie sexuelle des personnages, surtout ceux féminins. J’expose leur perception du sexe, cette manie qu’elles ont de le percevoir et de le vivre comme une piscine dans laquelle elles peuvent barboter à loisir et en sortir indemnes ; j’expose combien le sexe est aujourd’hui hyper banalisé, dévalorisé et désacralisé. Et je le fais en l’esthétisant du point de vue de mes. Il faut écouter les conseils que Séraphine donne à Loubè ; ce que le prêtre censé être une autorité morale fait à sa paroissienne qu’il sait mariée ; la vie de bombance qu’a menée Tigresse dans Cotonou ; ce qu’a été le passé de Sally en matière de sexe avant qu’elle ne rencontre Sébastien, etc. Ce sont des personnages qui ont consciemment prêté flanc à une sexualité débridée comme s’ils en ignoraient les possibles revers. Et on a vu ce que ça leur a coûté. Et c’est peut-être là la dimension pédagogique de l’œuvre, si on peut lui en trouver une. Elle se résumerait en cette phrase : s’il faut parler du sexe avec le même zen que n’importe quel sujet et ne plus s’indigner à chaque fois que l’on ne l’a pas camouflé dans les écrits, il ne faut néanmoins pas le banaliser dans sa pratique. Car un acte sexuel implique d’énormes responsabilités. Et qui pratique le sexe sans être préparé à assumer ces responsabilités cuisine sa à coup sûr propre déchéance, aux plans physique, social que métaphysique. La vie des personnages dans l’œuvre en est éloquente.

BL : Vous êtes auteur. Mais on vous voit très impliqué dans la communication et la promotion de votre ouvrage. D’après votre expérience personnelle, la chaîne du livre au Bénin est-elle vraiment dynamique au point de permettre à l’auteur de n’être qu’un auteur, c’est-à-dire que son rôle finit dès que le livre est édité ?

CA : À l’évidence, non. La chaîne du livre au Bénin n’autorise aucun auteur à n’être qu’un auteur. La plupart des maisons d’édition du pays n’ont aucune ligne de marketing ou action commerciale. C’est l’auteur qui écrit, c’est encore lui qui bataille pour la promotion de son livre. Il y a des maisons d’édition comme Béninlivres et Légende qui essaient de corriger le tir malgré leurs maigres moyens et leurs jeunes âges. Elles font des efforts à saluer et à encourager. Mais c’est naturellement insuffisant. Je rêve par exemple de voir d’autres maisons d’édition sérieuses – j’exclue celles qui polluent l’environnement par des publications lapinistes médiocres – comme Savanes du Continent et autres organiser, ensemble, une rentrée littéraire annuelle comme un festival de trois jours pour promouvoir leurs auteurs en présentant leur catalogue au public, avec la présence effective desdits auteurs pour les dédicaces et les cafés littéraires sur leurs œuvres. Je rêve, j’ignore si cela se fait déjà, d’une subvention financière de l’État destinée aux maisons d’édition qui se démarquent par la qualité de leurs œuvres sur le marché afin de les booster et leur enlever toute excuse d’absence d’une politique commerciale pour qu’un jour, dans notre pays, l’auteur reste et demeure uniquement un auteur, et non en plus d’avoir trimé pour écrire, devenir un vendeur ambulant de son propre livre quémandant la commisération des populations à acheter son livre, avec la minmassipation de certains qui, avec condescendance, regardent le volume du livre pour fixer son prix, précisant : « Je ne peux pas acheter ça à 5000f. Mais comme c’est toi, je te donne 1500f, ou 2000 au plus. T’es d’accord ? ».

BL : De Christophe Amoussou à Chrys Amègan en passant par Chrystobal Antonomase, fuyez-vous les représailles des opinions critiques auxquelles pourrait participer votre plume ?

CA : Quel que soit le nom que je porterais, je ne vois pas en quoi ni comment cela m’éviterait de vivre les critiques qu’on ferait à ma plume. C’est l’œuvre qu’on critique, et non l’auteur en tant qu’individu, il me semble. Et c’est en cela que dans la question, le mot « représailles » m’indispose un peu, car il sous-entend une vengeance, une vendetta en réponse d’une offense que j’aurais commise envers je ne sais qui en matière de critique. C’est vrai. Je fais des critiques, j’ai les mots crus, je ne sais pas ménager quand il s’agit des maladresses en écriture ou en édition. Je dis les choses crûment et j’attends naturellement qu’on fasse la même chose quant à ma plume en attaquant mon livre et rien que mon livre. J’en suis même impatient. Cela dit, je ne me rappelle pas avoir nommément dézingué publiquement une œuvre d’un auteur que j’eusse jugé mauvaise, laquelle critique me prédestinerait donc, maintenant que j’ai commis un livre, à récolter ce que j’aurais semé. Non ! Quand je n’aime pas un livre, je n’en parle pas. C’est tout. Ou je n’en parlerai qu’en révélant ce que j’ai trouvé de positif dans l’œuvre, quitte à prendre l’auteur face à face ou inbox pour lui cracher mes vérités. Donc, à moins que j’aie mal compris la question, je ne vois franchement pas le rapport entre mon nom et les possibles représailles des opinions critiques que ma plume serait en train de fuir. D’Éza Boto à Mongo Béti, je ne pense pas qu’Alexandre Biyidi eût été à l’abri des critiques ou des ennuis en ayant porté ces noms. Au contraire…

BL : La lanière ! Un personnage non personne. Un personnage-chose. En dehors du souci de créativité, qu’est-ce qui a poussé votre plume à épouser un personnage pareil pour porter la narration de « Soutane fouineuse »?

CA :  Doit-on parler de créativité quand on sait que c’est un porc-épic qui est le narrateur dans Mémoire de porc-épic[6] de Mabanckou et que les personnages animaliers, donc non humains, sont le propre de la littérature fantastique ? On me dira là, que ce sont des personnages remuants, actifs, et que la lanière, elle, est un personnage-observateur inerte. Soit ! Que dire alors de Wigrum[7] de Daniel Canty ou de Très-grande surface[8] d’André Benchetrit où soit c’est une voiture qui parle, soit une poupée, soit une paire de jambes, soit un pamplemousse? Confier une histoire à un personnage-objet n’est peut-être pas courant, mais n’a plus, à mon sens, rien de créatif au sens d’originalité. Je crois que j’ai voulu juste créer un suspense qui contraindrait le lecteur à lire l’histoire jusqu’à la fin dans l’optique de découvrir l’identité du personnage narrateur, étant donné qu’il ne s’est dévoilé qu’à la fin.

BL : Sɔkémahou ! Fruit non désiré ! Sacrifice de réparation pour les parents de la mère. Une vie précaire. Pourquoi avoir choisi de mettre un destin aussi tragique sur un personnage enfant, un personnage qui n’a pas demandé à naître ? Vous situez-vous, dans votre approche, aux antipodes de l’optimisme voltairien ?

CA : Voltaire lui-même est aux antipodes des illusions de l’optimisme béat tel que prôné par Leibniz porté par Pangloss dans l’œuvre, et c’est justement ce qu’il fustige dans Candide. Sɔkémahou est une interrogation ; l’interrogation de la responsabilité des parents dans la vie de leurs enfants. Un enfant demeure un enfant qui, comme vous le dites, n’a demandé à personne à venir dans ce monde. Qu’a-t-il à voir alors dans nos querelles d’adultes ? Pourquoi doit-il subir nos inconséquences, nos intolérances religieuses, notre orgueil, nos manquements, nos mauvaises décisions ? Sɔkémahou est l’archétype de tous les enfants que l’on a fait venir dans ce monde par inconscience, par irresponsabilité sexuelle pour les condamner à une vie de misère et d’abandon, des enfants tombés dans un cocon de guéguerre familiale si intense qu’on ne voit même pas la latente maladie dont ils sont porteurs et qui les ronge. Nous construisons une société d’enragés, de frustrés, d’hommes brisés et de handicapés affectifs avec des enfants nés de nos légèretés coupables. Faut-il le rappeler, un enfant est un être humain qui a besoin de protection, de soins, de nourriture, de vêtements et surtout d’instruction et d’éducation sur le court, le moyen et le long terme. C’est un investissement complet, harassant et chronophage. Toute personne voulant en faire un devrait s’assurer qu’il a et aura les moyens d’en prendre durablement soin. Notre société a besoin des hommes complets et épanouis, et non des êtres amertumés qui coltinent des années de cassures intérieures perpétrées depuis leur enfance. Je rêve d’une Afrique débarrassée des Sɔkémahou par une prise de conscience manifeste des jeunes et des adultes dans la pratique de leur sexualité.

BL: Nous rebondissons sur la question sous un autre angle. Par exemple, toutes les femmes de votre recueil sont des souffre-douleurs. Vous ne leur réservez que des sorts les moins enviables : viols collectifs, arnaque, mère d’enfant dont la paternité est problématique, pauvreté extrême, adultère. N’est-ce que cela le sort de la femme dans nos sociétés ?

CA : Non ! Je ne pense pas. Le sort de la femme n’est pas si diabolique que certains féministes veulent le faire croire dans notre société. Je viens d’une mère qui n’est rien de tout ce noir tableau. Je travaille avec des femmes dignes, propres, charismatiques, ayant de l’entregent et dont la respectabilité est d’une kpintitude qui ne souffre d’aucun palu et qui, ma foi, tout en ne prétendant pas connaître tout de leur vie, ne vivent et n’ont rien subi de tout cela, même si c’est possible que, dans leur parcours respectif, elles fussent tombées sur des démons-humains qui ont voulu abuser d’elles. Disons plutôt que c’est le sort de certaines femmes ; celles qui ont choisi d’être sexuellement naïves, ou de faire preuve d’inconscience et qui traitent tout le monde après de misogyne quand on le leur rappelle lorsqu’elles jouent paradoxalement les victimes de leur propre inconscience ou naïveté sexuelle. C’est le cas de maman Junior, de Sally, de Lèlo et même de Mègni dans une certaine mesure. Je ne parlerai pas de Sessi, Sissi ni de Papa-xi. Elles, elles sont dans une autre catégorie plus noire. Puis, c’est le sort de celles qui n’ont fait preuve d’aucune inconscience, d’aucune bêtise mais qui ont été victimes de la perversion des hommes ou de l’étourderie de leurs parents, lesquelles les a condamnées à une vie de mouscaille et de géhenne. Parmi ces femmes, il y a donc des pseudo-victimes, celles qui ne le sont guère et qui ne font que subir les conséquences fâcheuses des actes commis par elles-mêmes dans un moment de je-m’en-foutisme prononcé, de « le monde a évolué » et de « il faut vivre son temps » ; puis il y a les vraies victimes pour qui la lutte de l’intolérance contre les violences faites aux femmes mérite d’être résolument et sincèrement menée afin d’obtenir un monde où toutes les femmes se sentent en sécurité tout en sachant qu’elles doivent éviter de se mettre en danger elles-mêmes.

BL : À quoi devrons-nous attendre quand on fera référence dans 5 ou 10 ans à l’œuvre de Chrys Amègan ?

CA : Je ne saurai le dire. Seul l’avenir nous le dira. Je le répète : toute œuvre a un destin, une vie qu’aucun auteur ne peut connaître à l’avance avec certitude. Comme toute mère qui espère que son enfant deviendra un grand homme, un auteur ne peut espérer que son œuvre serve l’humanité même si la littérature ne sert à rien. Pour avoir été rejeté par plusieurs maisons d’édition, Olympe Bhêly-Quenum pouvait-il prédire le succès qu’a eu son roman Un piège sans fin ? L’affaire Bissi, il y a mieux que la neige a été en 2009. Daté savait-il déjà qu’on le mettrait au programme des années plus tard ? Que dire de Oummou Marzouka avec son œuvre Mon père ou mon choix qui n’a pas attendu un an avant de susciter des actions judiciaires ?

BL: Comment peut-on se procurer votre ouvrage?

CA : En me contactant au +22995622877, ou l’éditeur au +22967076113, ou Corneille Anoumon au +22961314311, ou Claude Oboé au +22997783463, ou Belkis Hounkanrin au +22960463212.

BL: Votre mot de la fin

CA : Merci.


[1]Plumes Soleil, 2020, sous la dir. de Daté Atavito BARNABE-AKAYI.

[2]Plumes Soleil, 2021, sous la dir. de Daté Atavito BARNABE-AKAYI.

[3]Damienne Houèhougbé, Toi, quand je veux, Edition J’aime, 2022.

[4]Daté Atavito BARNABE-AKAYI, Errance chenille de mon cœur, Laha Edition, 2014.

[5]Calixthe Beyala, Femme nue, femme noire, Albin Michel, 2003.

[6]Alain Mabanckou, Mémoire de porc-épic, Seuil, 2006.

[7]Daniel Canty, Wigrum, La Peuplade, 2011.

[8]André Benchetrit, Très-grande surface, Léo Sheer, 2004.


Interview réalisée avec l’aide de Fulbert Tchidi et Ghislain Ahouasè.  

3 comments

Magnifique ! Ce mec est dense. Sans faire la sorbone il s’exprime. Bravo à tes enseignants. Tu as posé un diagnostic. Je continue de croire en la jeunesse.

C’est ces genres d’interviews qu’on lit et qu’on relit. Des mots d’une kpintitude ou kpikpincité du niveau de ce qu’on retient de Hiroshima et de Nagasaki… Une plume acérée, tranchante et sans édulcorant. Chrys Amègan, c’est nous qui disons MERCI.

On attend les cafés de ton éditeur et/ou autres personnes et organismes pour savourer mieux les dessous et saisir certains implicites de ce recueil auquel d’ores et déjà je souhaite une grande réussite.

Pendant qu’on y est, belle et heureuse rentrée scolaire à toi, Monsieur le Professeur !

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