« Véhi-Ciosane ou blanche genèse » énigmatique comme titre et aussi tranchante que cette assertion:« Une langue est plus mauvaise qu’une balle de fusil» p.178. C’est pourquoi la sagesse populaire conseille qu’on la tourne sept fois avant tout propos. La huitième fois serait la bonne pour parler. Peut-être pas toujours. Parfois, il vaut mieux qu’il n’y ait pas de huitième fois. Cette huitième fois, c’est quand la langue se révèle porteuse de parole qu’on ne doit pas dire. Sembene Ousmane appelle ce genre de parole vérité. Et il faut la taire quand elle doit faire mal et blesser. Ce n’est pas le tact africain qui préconisera le contraire. Il faut enfermer toute vérité qui doit blesser dans le maillot de l’euphémisme ou la taire.
Dans « Véhi-Ciosane ou blanche genèse », une vérité menace tout le niaye. Les langues disciplinées l’ont tue, celles incontinentes, lasses d’effort, l’ont laissé franchir leurs lèvres bavardes. Ça se murmurait, faisait jacter, rebutait et scandalisait, volant d’oreilles indiscrètes en oreilles indiscrètes. Elles y avaient toutes goûté, sauf les nobles oreilles, celles de Ngoné War Thiandum, mère de famille et femme du chef de village. Cette dernière pouvait cependant tout deviner, décoder tout ce qui se susurrait entre commères. Sa fille Khar Madiagua Diob était l’objet de toute cette jactance. Les langues du village ont beau enceinter une fille chaque semaine, cette fois, l’évidence était patente. Comment cela se fait-il que cette jeune fille à qui on ne connaissait aucun compagnon et dont on n’a accordé la main à aucun homme en vienne à porter un enfant ? Qui a osé un tel acte ? On accusa le paysan saisonnier. Non, avait-il rétorqué. Qui donc en était le père ? Bien plus qu’une question de paternité, c’était question d’honneur. Khar était fille de sang noble. Son père l’était, sa mère, toute sa lignée. C’était inconcevable que cette fille traîne la noble descendance des Diob dans l’opprobre en portant dans son sein un bâtard. L’état de la jeune fille, quoique préoccupant, laissait le chef de famille de marbre. Son frère, ancien combattant traumatisé par la guerre, n’avait plus toutes ses facultés en état. Seule la mère en avait perdu l’appétit et le sommeil. Ses tentatives pour faire avouer à sa fille l’auteur de sa grossesse furent infructueuses. Ngoné War Thiandum n’avait plus de repos. Des rumeurs parvinrent à ses oreilles. Terribles rumeurs qui faillirent la terrasser. Rumeurs ? Plus pour longtemps. La vérité éclata, laide et repoussante. Pauvre mère mise devant le fait accompli : sa propre fille enceinte de son mari. C’était la vérité qu’il fallait taire. Révélée au grand jour, cette vérité lèvera la mère contre le père, le frère contre le frère, le fils contre le père. « L‘indignité me dévore» p.23. Une telle indignité venue éclabousser les nobles Thiandum et Diob ne se lavera que dans le sang.
« Véhi-Ciosane ou blanche genèse« , une affaire d’inceste. Curieuse intrigue qu’a choisie Ousmane Sembene dans sa nouvelle parue aux Éditions Présence africaine en 1966. On ne saurait dire s’il s’agit de faits réels ou de simple fiction née de l’immense imaginaire de l’écrivain sénégalais. Parler d’inceste dans un Sénégal d’alors, puritain et conservateur, doit forcément avoir fait mouche. Et plus encore aujourd’hui, où la morale est lacérée par le vice érigé en norme.
Le style de l’auteur, entraînant et précis, tient en haleine et fait le charme de cette œuvre. Le wolof et le français se partagent les lignes, l’un compensant l’insuffisance de l’autre. Ousmane Sembene questionne la noblesse. Est-on noble parce qu’on naît de famille noble ou le devient-on par ses actes ? La réponse est vite trouvée. « Yallah fasse que, si cet enfant n’est pas de naissance noble, qu’il le devienne et le soit de conduite.» p. 104 « Véhi-Ciosane ou blanche genèse », le nom de l’enfant incestueux est la naissance d’une nouvelle noblesse, celle de l’acte et non de l’héritage. L’exode rural illustré par un niaye désert de bras valides, les affres de la guerre personnifiées par le personnage Thanor Diob, la soif du pouvoir avec tout ce que cela implique de magouilles et de tripatouillages, parricide et question du bien et de la dignité sont autant de thèmes brossés par la poignante plume du patriarche Sembene Ousmane. Pour qui connaît peu ou pas du tout l’écrivain et cinéaste, « Véhi-Ciosane ou blanche genèse » planté aux côtés de » Le Mandat » dans un recueil de 234 pages est une belle occasion pour mieux faire connaissance avec le natif de Ziguinchor. Quand vous aurez ce livre en main et que vous l’aurez disséqué de vos yeux, vous réaliserez que le puritanisme africain exalté à cor et à cri n’est qu’un mythe qui s’effrite de jour en jour, surtout en ce siècle d’élévation de toutes les immoralités au rang de normes sociales et comportementales. Ce livre, c’est l’audace d’un artiste avant-gardiste, la prophétie d’un visionnaire qui sait qu’il y a mieux à faire que de prouver qu’on n’appartient à la noblesse. Prenez ce livre, si vous voulez comprendre les travers que vit le monde de ce temps, ouvrez-le surtout et vous réaliserez l’urgence de prendre la parole en ce siècle de déliquescence morale.