« Walaandé, l’art de partager un mari » et « Mistirijo, la mangeuse d’âmes » de Djaïli Amadou Amal

« Walaandé, l’art de partager un mari » et « Mistirijo, la mangeuse d’âmes » de Djaïli Amadou Amal

L’écriture est une réponse à un stimulus ; et les stimuli les plus intenses sont ceux liés à nos douleurs accumulées. L’écriture de Djaïli Amadou Amal n’est qu’une preuve parmi tant d’autres restitutions cathartiques. Elle écrit ce qu’elle et tant de femmes peules ont vécu et dont d’autres générations après elle continuent d’être victimes. Avant d’aborder la présentation de ses romans « Walaandé, l’art de partager un mari« et »Mistirijo, la mangeuse d’âmes« , découvrons Djaïli Amadou Amal elle-même.

Biographie :

Née en 1975 à Maroua, dans le département de Diamaré situé dans la région de l’Extrême-Nord du Cameroun, Djaïli Amadou Amal est une femme de lettres camerounaise. Mariée à l’âge de dix-sept ans dans le cadre d’un mariage forcé, ses douleurs accumulées dans l’aventure conjugale constitueront sa première source d’inspiration. Elle est auteure de quatre romans que sont : Walaande, l’art de partager un mari paru en 2010 à Yaoundé aux éditions Ifrikiya ; Mistiriijo, la mangeuse d’âmes paru en 2013 à Yaoundé, aux éditions Ifrikiya ; Munyal, les larmes de la patience (édité en 2017 à Yaoundé aux éditions Proximité et réédité en 2020 à Paris aux éditions Emmanuelle Collas sous le titre Les Impatientes, œuvre ayant remporté le Prix Goncourt des Lycéens en 2020) et Cœur du Sahel paru en 2022 à Paris aux éditions Emmanuelle Collas.

Walaandé, l’art de partager un mari

Quatre femmes se retrouvent entassées sous le toit d’Alhadji Oumarou, un homme riche qui exerce sur elles toute la force que la société donne à sa masculinité : le droit de disposer d’elles comme bon lui semble. Aïssatou, la première épouse, lui a été donnée en mariage alors qu’elle n’avait que douze ans. Devant cette décision d’hommes, la femme qu’elle est n’avait pas son mot à dire. Elle n’aimait pas Alhadji, mais elle n’avait pas le choix. Se résignant dans son mutisme, elle accepte son sort et supporte son mari dans sa pauvreté jusqu’à ce que ce dernier devienne riche. Une fois riche, Alhadji Oumarou se lancera dans d’autres conquêtes et offrira sa couche à des filles ayant à peine l’âge de sa propre fille ; ces dernières n’ayant toujours pas le droit de consentir ou de refuser. Une fois que les parents ont décidé qu’elles se marieront à tel ou tel homme, on s’en fout, qu’elles soient prêtes ou pas pour le mariage ou qu’elles aiment ou pas l’homme proposé. Ainsi viendront les autres épouses d’Alhadji : Djaïli et Nafissa, respectivement la deuxième et la troisième épouse (quand l’on fait fi des nombreuses répudiations intervenues avant elle) mariées de force à l’âge de quatorze ans. Sakina, quant à elle, a pu aller à l’école jusqu’à avoir un diplôme et un emploi avant de se retrouver, à l’âge adulte, dans cette jungle conjugale qu’elle a elle-même choisie par amour et non par mariage forcé. Mais, elle finira par être rangée dans le même panier que toutes les autres épouses, toutes victimes du musèlement, de la routine et de la violence conjugale.

Tout prendra une nouvelle tournure dès que l’homme fort de la maison prendra la décision de mettre fin aux études de trois de ses enfants et les donner en mariage. Sa fille Yasmine, déjà amoureuse de quelqu’un d’autre, ne supportera pas cette décision et rendra l’âme quelques jours après. Quant à Moustapha, Fayza et Amadou, ils résistent jusqu’au bout et s’enfuient le jour même de leur mariage programmé. Ajoutées à la mort de Yasmine dont il s’accuse, la détresse et la mélancolie causées par cette fugue amèneront Alhadji à prendre conscience du mal que lui et la société ont toujours fait aux jeunes enfants.

Mistiriijo, la mangeuse d’âmes

Goggo Aïssa est accusée d’avoir mangé l’âme de Moussa, le fils souffrant d’Alhadji Hamadou, l’homme qui lui a accordé l’hospitalité depuis vingt ans déjà, quand elle avait abandonné sa région pour s’installer à Mbarmaré. Tout le monde y croit d’autant plus que c’est Moussa même qui a prononcé le nom de Goggo Aïssa, en délirant juste après les rituels du traditionaliste Dodo. Femmes et hommes se ruent alors chez l’accusée pour la forcer à cracher l’âme de Moussa pour que ce dernier ne décède pas. Tout étonnée de voir que ce sont ces mêmes personnes à qui elle a été bonne confidente, bonne conseillère et bonne mère durant tant d’années qui l’accusent d’avoir mangé l’âme d’un enfant qu’elle aime et chérit tant, elle ne sait quoi dire et se laisse conduire chez le chef du village. Pendant l’interrogatoire, Aïssatou Dona ou Goggo Aïssa ne fait que ressasser son passé tumultueux.

En effet, née à Mayêl Djabbi, Aïssatou Dona est l’une de ces filles dont les rêves et le destin sont en guerre continuelle. Tout enfant, elle est mariée de force à Alhadji Sambo alors qu’elle ne connaissait encore rien d’une vie de couple. Entre supplice et mutisme que lui impose le pulaaku, elle accepte son destin et, au lieu de le vivre, subit le mariage jusqu’à avoir une fille qu’elle considère comme son amour manqué ou la récompense de ses douleurs. Malheureusement, elle n’a pas le droit d’aimer sa propre fille Kangne, ou de pleurer sa mort quelques mois plus tard ; car, selon le pulaaku, un Peul ne doit pas aimer son premier-né. Quelques mois après le décès de sa fille, elle perd son soi-disant mari et se voit contrainte au veuvage pour une personne qu’elle n’a jamais aimée, qu’elle n’aurait pas épousée si on lui avait laissé le choix.

Après deux autres mariages infructueux, Aïssatou Dona connaît son moment de gloire et devient très célèbre. C’est à ce moment que le commandant de cercle, un Blanc, se l’approprie alors qu’elle était déjà amoureuse de Zeilany et ne voulait que de ce dernier. Aïssatou se fait à sa nouvelle vie de couple d’où naîtra Philippe, unique enfant de leur union. À cette phase de sa vie où elle se sent épanouie, une nouvelle impromptue viendra encore bouleverser le cours de sa vie : parce que les indépendances sont proclamées depuis lors, son époux, François Courtret, se trouve obligé de retourner dans son pays d’origine. La nostalgie et la déraison suscitées par cette décision amènent ce dernier à être désormais violent envers son entourage, sans épargner sa femme et son enfant. Blessée dans son amour-propre, Aïssatou déserte le foyer conjugal pour préserver son orgueil de Peule : son pulaaku.

Plus tard, quand François se rendra compte de son erreur et décidera de reconquérir sa femme, qui s’y attendait fermement, il ira surprendre cette dernière avec Zeilany, son ancien amant, dans un état qui lui certifie qu’elle l’a trompé. Désarçonné, le cocu prend son enfant et retourne dans son pays d’origine. Trop tard pour Aïssa qui, mettant de côté sa rigueur de Peule, décide de tout arranger. Impuissante, elle passe dix années dans la caserne de son époux, espérant que ce dernier finira par revenir un jour avec son enfant, son unique trésor. Convaincue de son illusion, elle quitte alors son lieu de malheur, va loin de sa région et trouve l’hospitalité à Mbarmaré, auprès d’Alhadji Hamadou, père de Moussa.

C’est donc après vingt ans de vie à Mbarmaré que le malheur la rattrape encore une fois. Accusée d’avoir mangé l’âme de Moussa, elle fera face à toutes sortes de cruauté et d’humiliations. Grâce au médecin Nourouldine, on réussira à soigner Moussa qui, d’ailleurs, ne souffrait que d’une anémie et d’une fièvre typhoïde. À la suite de ces douleurs physiques et morales encaissées, Goggo Aïssa rendra l’âme quelques mois après, le jour même où son unique fils Philippe, déjà adulte, la retrouve.

Études des personnages

Dans Walaandé, l’art de partager un mari, les personnages sont tous en proie à une psychose due à leurs propres actes (en parlant des hommes) ou à tout ce qu’ils ont subi (en ce qui concerne les femmes).

  • Nafissa : Elle avait quatorze ans, quand son père l’a donnée en mariage à Alhadji Oumarou pour lui témoigner sa gratitude et en profiter pour avoir ses faveurs. Ce mariage permit donc à ses parents d’accéder à « une autre classe sociale ». Elle est alors obligée de tout supporter pour garantir l’équilibre social de ses parents.
  • Sakina : Contrairement aux autres femmes, elle n’a pas subi le mariage forcé. C’est de sa propre volonté qu’elle a accepté les avances d’Alhadji Oumarou, et cela après avoir fini ses études et obtenu un boulot. La polygamie qu’elle devra accepter réduit un tant soit peu ses ardeurs, mais elle ne renonce pas pour autant à son rêve d’émancipation de la gent féminine. Tout comme son père qui ne se soumet pas aveuglément à la tradition, Sakina est l’incarnation de la modernité. Elle tient tant à l’émancipation de la femme et contribue à la prise de conscience de ses coépouses (surtout Nafissa) et leurs enfants : Yasmine, Fayza et Moustapha.
  • Yasmine, Fayza et Moustapha : Tous enfants d’Alhadji Oumarou, ils incarnent la résistance ou l’opposition aux pratiques ancestrales liberticides. À part Yasmine qui succombe trop tôt, ils luttent jusqu’au bout en s’opposant à leurs mariages précocement programmés. Leur cousin Amadou participe également à la lutte.
  • Aïssatou incarne la soumission totale. Quant à Djaïli, elle incarne l’hypocrisie. Toutes deux, résignées au départ dans leur malheur de femmes marginalisées, elles finissent par se révolter et réclamer leur liberté.
  • Dans Mistiriidjo, la mangeuse d’âmes, à l’exception de Goggo Aïssa, les personnages principaux sont pour la plupart superstitieux.
  • Aïssatou Dona : Le cours de sa vie fait d’elle une incarnation de la résilience et une illustration du caractère éphémère des réalités viagères. Mariée à treize ans à Alhadji Sambo, elle perd sa fille un an après son mariage et devient veuve quelques mois après la perte de sa fille. À la suite de deux autres mariages infructueux, elle connaît un moment de gloire avant que le commandant François Courtret ne l’arrache à l’homme dont elle est amoureuse. Là également, après ses premières douleurs morales, elle retrouve sa gloire qui sera malheureusement de courte durée. Pour fuir son chapelet de malheurs, elle quitte Mayêl Djabbi, sa région natale et trouve l’hospitalité à Mbarmaré où, après vingt ans de vie paisible, elle sera prise comme une sorcière. Elle succombe au martyr moral et physique et rend l’âme après avoir revu son fils Philippe.
  • Djaoura Abdou : Chef du village Mbarmaré. Il est l’image du trouble constant entre l’application aveugle de la tradition et sa remise en cause.Appelé à juger Aïssatou Dona et lui faire subir le traitement que la tradition réserve aux mistiriijo, il hésite longtemps avant de céder à la pression des accusateurs. Il est donc la représentation de tous ceux qui reconnaissent que les pratiques ancestrales méritent d’être actualisées, mais qui sont contraints de les appliquer, eux aussi, parce que paralysés par la société.
  • Dodo : C’est le guérisseur qui croit avoir amené Moussa à dénoncer le sorcier qui le tourmente. Il est l’exemple de la croyance et de la soumission aveugles aux pratiques ancestrales. Il représente cette frange de la population qui renonce à sa raison dès que la tradition dicte sa loi : Maman Aiya, par exemple.
  • François Courtret : Il est l’un des commandants envoyés en Afrique (précisément à Mayêl Djabbi) au temps de la colonisation. Il s’y sent mieux et n’a plus envie de retourner en Gironde, sa région natale, même des années après les indépendances. Malgré son rang et les influences du milieu, on peut dire que, contrairement aux autochtones, il a du respect pour la gent féminine ; car, même s’il a fait amener Aïssatou sans demander son avis, il ne l’a intimement approchée qu’après l’avoir mise en confiance.

Étude thématique

L’écriture de Djaïli Amadou Amal est fortement féministe. Du coup, les thèmes principaux de ses œuvres gravitent autour de la condition féminine et les pesanteurs sociales et religieuses qui influencent cette condition. Elle rapporte le vécu des femmes victimes à la fois de leur féminité et de la société, s’intéressant dans chacune de ces œuvres à un aspect et un angle d’analyse particuliers de la condition féminine.

Le mariage forcé précoce

Le mariage forcé est une pratique qui consiste à imposer un mari ou une femme à une personne sans considérer son avis. À l’étude sociocritique de ces deux romans, on remarque que Djaïli Amadou Amal nous met en face d’une société où le mariage forcé fait partie des normes. Dans la tradition peule, un père est libre de donner sa fille en mariage à qui il veut, que ce soit juste pour récompenser ce dernier, gagner de l’estime auprès de lui, pour solidifier les liens ou par respect pour la hiérarchie. Dès sa naissance, toute fille peule sait qu’elle est née pour satisfaire et subir les fantasmes d’un homme que, pourtant, elle n’aime pas et qui peut parfois avoir même l’âge de son père ou au-delà. Son enfance devient donc un couloir d’attente pour le mariage et toute son éducation ne se résume qu’à apprendre à se faire belle pour son futur mari, apprendre à le servir, le subir et le supporter ; apprendre à se reconnaître toujours fautive même quand c’est l’homme qui a tort. « Il lui fallait rester là et se taire » (Walaandé, l’art de partager un mari, page 37).

Dans les deux romans, alors qu’elles n’avaient qu’entre douze et quatorze ans, la plupart des femmes sont données de force en mariage aux hommes ayant le double ou même le triple de leurs âges. C’est le cas d’Aïssatou qui, dans Walaandé, l’art de partager un mari, à l’âge de douze ans, a été donnée en mariage à Alhadji Oumarou, âgé de vingt-deux ans ; le cas également de Djaïli et de Nafissa données en mariage à quatorze ans au même homme dont la fille aînée avait alors le même âge qu’elles ; sans oublier Aïssatou Dona, donnée en mariage à 13 ans au vieux Alhadji Sambo, dans Mistiriijo, la mangeuse d’âmes.

Dans cette œuvre susmentionnée, à travers les mariages arrangés de François Courtret, l’auteure nous montre que, sous d’autres cieux, il arrive aussi que les parents fassent un choix de conjoint à leurs enfants, mais pas sans tenir compte de l’avis de ce dernier.

Le mariage forcé va de pair avec la marginalisation de la femme, la violence conjugale et surtout la chosification de la femme. Celle-ciest considérée comme la propriété de l’homme. D’ailleurs, « qui était-elle d’autre pour son père sinon un pion sur son échiquier ? » (Walaandé, l’art de partager un mari, page 36). Et pour son époux, elle n’est qu’uneesclave. À la page 63 de Walaandé, l’art de partager un mari, on peut lire ceci : « Le mari est celui qui commande, ton maître, ton seigneur tout puissant. Et s’il était permis à un être humain de se prosterner devant un autre, alors, la femme devrait se prosterner devant son époux. Depuis notre plus jeune âge, on nous l’a appris. Nous l’avons assimilé, de telle sorte que nous méprisons même nos sœurs qui osent en dire le contraire ».

Le stoïcisme peul

Le stoïcisme, c’est le courage pour supporter la douleur ou le malheur avec une apparence d’indifférence. Le stoïcisme manifeste dans les œuvres de Djaïli Amadou Amal rime avec rigueur, cruauté et hypocrisie. Il est exigé par le pulaaku, code de comportement social et moral des Peuls. Parce qu’exigé par la tradition, la femme peule est tenue de subir sans jamais montrer qu’elle a mal ; elle n’en a pas le droit. Elle doit subir et se taire : montrer que tout va bien, alors qu’au fond, tout va mal. De son côté, l’homme peul est tenu de se montrer rigoureux envers toute femme, même quand il a tort. Cet état de choses fait que les jeunes filles mariées de force se trouvent obligées d’accepter et de subir leur sort. Quel que soit ce que leur font leurs époux, elles doivent rejeter le tort sur elles-mêmes et se taire ; ces derniers ayant sur elles le droit de vie ou de mort.

Les douleurs de la femme peule commencent dès son enfance ou même, dirons-nous, dès qu’elle a commis le péché d’être née femme.

« Nous passons notre vie à souffrir ! Souffrir pour faire plaisir à nos pères, puis à nos maris, puis à nos enfants. Nous passons notre vie à penser aux autres quand personne ne pense jamais à nous. Nous passons notre vie pour les autres, car en réalité, nous n’avons même pas de vie », dit Aïssatou à sa fille dans Walaandé, l’art de partager un mari (page 133-134).

Ainsi en va-t-il de la vie de la femme peule. C’est dans la douleur qu’on la rend belle pour son futur mari (cas du tatouage de lèvres subi par Aïssatou dans Mistiriijo, la mangeuse d’âmes) ; c’est dans la douleur qu’elle rejoint le foyer conjugal (cas de toutes les mariées forcées dans les deux romans), c’est dans la douleur qu’elle égrène ses jours, attendant la fin de son supplice. Tout cela, au nom du code de comportement social et moral des Peuls. C’est d’ailleurs ce même code qui interdit aux parents d’avoir pitié de leurs enfants filles, et surtout leurs premiers-nés. C’est ce que justifie ce passage :

« Aïssatou croit que son cœur va se briser. Mais même crier sa douleur lui est interdit.

Le pulaaku ! Encore ! Toujours ! Partout !

Son premier enfant !

  • On ne pleure pas son premier enfant. On ne l’aime pas. On ne s’en attache pas. On ne le regarde pas dans les yeux. On ne s’en occupe pas. »Mistiriijo, la mangeuse d’âmes p68-69

Il est donc clair que la femme peule n’est pas directement victime de l’arrogance masculine. Les hommes et femmes peuls sont plutôt tous victimes à la fois de la tradition, de la religion et de la société.

Le poids de la religion, de la tradition et de la société :

La religion et la tradition s’associent pour dicter aux Peuls la ligne droite que doit suivre leur vie. La société, elle, elle est là pour veiller à l’application de ces normes prescrites par ces deux grandes instances. L’étude psychocritique des personnages de ces œuvres nous permet de voir qu’au fond d’elle, la femme peule en veut à sa féminité et à la tradition qui la livre aux tourments de la vie. Dans son cœur, elle souffre mais a mal de l’avouer. Car, alors, on la traitera de femme sans pudeur. Par peur donc d’être lynchée, elle encaisse les coups et case son traumatisme au fond d’elle-même. « La pudeur l’empêche d’avouer à quiconque son mal », reconnaît Djaïli Amadou Amal dans Mistiriijo, la mangeuse d’âmes, page 53.

Quant à l’homme peul, il est lui-même victime de la tradition qui veut qu’il soit sobre dans la manifestation de son amour à l’égard de la femme, qu’il soit rigoureux et inflexible devant la gent féminine. Dans Walaandé, l’art de partager un mari, Djaïli Amal nous amène à examiner la psychologie d’Alhadji Oumarou, l’homme tyrannique qui traite ses épouses avec une rigueur extrême. On remarque qu’il a bien envie de passer du temps avec ses femmes, rire et s’amuser avec elles, mais il craint d’être mal vu par la société. Au fond d’eux, les hommes peuls sont aussi gênés d’être durs avec leurs épouses ; mais ils n’ont pas le choix et ils ne peuvent pas le faire savoir : c’est la tradition qui l’exige.

Dans son monologue, dans Walaandé, l’art de partager un mari, Alhadji Oumarou dit, par exemple, à la page 71 : « Pourquoi suis-je malheureux ? Et pourquoi sont-elles malheureuses ? …Je les ai toutes blessées par mes propos, mes violences verbales et physiques. Il est vrai qu’un crime doit être reconnu pour être pardonné, mais chez nous, dans nos coutumes, les hommes ne s’abaissent pas devant leurs femmes. Ils ne demandent pas pardon. Elles devraient deviner que je regrette toutes ces erreurs. »

Dans son cœur, le Peul veut bien mettre de côté les pratiques qu’il juge infondées, mais la société, son juge représenté par les aînés mordus de la tradition et de la religion, est toujours là pour lui souligner ses écarts. « Le respect des aînés est non seulement une règle de Pulaaku, mais aussi une sunna du prophète Mohammed, Paix et Bénédiction d’Allah soient sur lui. Ton oncle t’a donné sa fille, et à moins de lui faire un affront énorme, il ne t’est pas possible de refuser », dit Alhadji Oumarou dans Walaandé, l’art de partager un mari, à la page 97. Oumarou a pourtant envie de laisser ses enfants continuer les études, mais il se trouve obligé de les marier, parce que cette décision vient de ses aînés.

Cette hypocrisie règne également au sein des femmes peules. Pour elles, cependant, c’est une hypocrisie dans la douleur. Pour avoir subi dans leur enfance ce que leurs époux s’apprêtent à faire subir aux filles nées de leurs unions, bien que troublées, elles cachent leur douleur au fond d’elles et affichent une image qui ne rime pas avec le fond de leur cœur de femmes sacrifiées. Pour elles, c’est en raison de leur impuissance qu’elles le font : elles le font pour ne pas se faire répudier et aussi pour tuer les appréhensions chez leurs enfants filles.

La révolte :

La révolte est synonyme de soulèvement contre un ordre établi. Ici, il s’agira d’une révolte contre l’ensemble des pratiques peules qui étouffent les jeunes et les empêchent d’atteindre leurs objectifs de vie qu’ils s’imaginent dès leur âge d’innocence. Dans Mistiriijo, la révolte commence d’abord par la rupture avec l’hypocrisie collective. Alors que les mères, au nom du pulaaku, restent souvent impassibles en apparence devant la douleur de leurs enfants filles, la mère d’Aïssatou ne demandera pas à Aïssatou où est sa pudeur lorsque, après la perte de la fille de cette dernière, qu’elle ne doit pas pleurer selon le pulaaku, Aïssatou Dona se met à pleurer. Au contraire, sa mère lui dit : « Pleure, Aïssatou Dona ! Oublie la retenue, oublie le pulaaku… Ne te retiens plus, nous sommes seules. Pleure ou tu deviendras folle. Pleure, Aïssatou Dona. Pleure ton enfant, ma fille ! » (Mistiriijo, la mangeuse d’âmes, p70).

De même, dans Walaandé, l’art de partager un mari, fatiguées de souffrir en silence, les quatre épouses d’Alhadji Oumarou oseront un jour lui dire tout haut ce qu’elles ont toujours pensé tout bas. Elles se révoltent contre le sort qu’on leur a réservé et en profitent pour réclamer leur liberté : leur répudiation. L’extrait suivant illustre parfaitement cette décision d’en finir une fois pour de bon :

« Pour la première fois en trente ans, Aïssatou se tint debout face à son époux et le regarda les yeux brillant de colère. Pour la première fois, elle se dressa, sans un geste de soumission, sans baisser le ton, exprimant enfin ce qu’elle ressentait.

  • Cette fois, tu vas m’écouter, car j’en ai marre de tes bêtises. J’ai toujours tout supporté en silence. Tes mariages, tes répudiations, tes ordres. Tu détruis tout sur ton passage, tu te prends pour Allah ? … Tu répudies Djaïli parce qu’elle a dit tout haut ce que nous tous, même toi, pensons tout bas ? D’accord, répudie-moi aussi. » (P141)

Si on en vient à cette soif de liberté, c’est parce que DjaïliAmadou Amal a déjà planté le décor un peu plus loin. L’arme qu’elle propose pour en venir à bout, c’est la scolarisation, qui va de pair avec l’adoption de la modernité. On remarque aisément, dans Walaandé, l’art de partager un mari, que ce sont ceux qui sont allés à l’école qui ont eu en premier l’envie de mettre fin aux pratiques rétrogrades. D’abord Sakina, ensuite Moustapha, Fayza et Amadou, ces jeunes contraints au mariage. L’école leur ayant ouvert les yeux, ils décident de renoncer à la routine. « Tout ce que nous désirons, c’est d’avoir le droit de mener notre vie comme nous l’entendons », réclament-ils (Walaandé, l’art de partager un mari, p 88). Décidés, ces jeunes mènent leur résistance jusqu’au bout. Le jour même où doivent avoir lieu leurs mariages déjà programmés sans leur avis, donc le jour même où la tradition va s’accomplir, ils s’enfuient et abandonnent la tradition à ceux qui s’y accrochent ; car leur rêve le plus cher, c’est la poursuite de leurs études. Cette fugue symbolise donc la rupture avec la tradition et l’adoption de nouvelles manières de faire et de penser.

Dans Mistiriijo également, il a fallu l’intervention d’un intellectuel pour que les villageois prennent conscience de leur ignorance et des limites de leur croyance aveugle.

Le thème de la révolte aboutit, dans les deux œuvres, à une prise de conscience collective. Certes, avant d’avoir agi, les rares Peuls scolarisés avaient déjà pris conscience de leurs états de fantoches vis-à-vis de la tradition, la religion et la société ; mais cette prise de conscience n’a été, à l’entame, que le fait d’un groupuscule fragile par le nombre et par le statut : juste quelques femmes et enfants. Cependant, leur persévérance a amené à la raison un grand nombre de personnes aussi fortes par leurs statuts à prendre conscience du carcan qui les enclave. Dans Walaandé, l’art de partager un mari, Alhadji Oumarouavait accepté le mariage de ses enfants juste pourne pas désobéir aux aînés. Mais, après la fugue des enfants, ce sont ces mêmes aînés qui finiront par admettre que le monde a évolué et qu’il fallait s’adapter au temps. « Quand je me suis mis en colère, exigeant une femme pour s’occuper de mon épouse, le directeur de l’hôpital en colère me posa une question à laquelle je n’arrête pas de penser depuis, et je vous jure mes frères que cela va changer ma vie… : Et si tout le monde refusait d’envoyer ses filles à l’école comme vous, où trouverez-vous ces médecins dames pour s’occuper de vos épouses ? », dit Alhadji Daouda pour montrer combien il est important que les choses changent.

De même, dans Mistiriijo, la mangeuse d’âmes, on remarque un assagissement dans le rang des vieux du village après que Nourouldine, le médecin, a pu sauver Moussa et a convaincu tout le monde que Aïssatou n’avait pas mangé l’âme de celui-ci et que ce dernier souffrait plutôt d’une anémie sévère doublée d’une fièvre typhoïde. La prise de conscience, à ce niveau, s’arrime avec une remise en cause de l’application catégorique de la tradition.

Style de l’auteure 

Djaïli Amadou Amal écrit dans un style très simple et accessible au grand public. Elle préfère les phrases simples et une syntaxe fluide. Son style est très digeste et très poétique par endroit. Peut-être parce que, dans ses œuvres, elle aborde la pudeur, elle écrit aussi avec pudeur, cherchant souvent des métaphores pour dire ce qui a trait au sexe et évitant de décrire les scènes d’obscénité.

Théophile Sèwanou, L’Art et l’Excellence.

Béninois ; écrivain et auteur de trois œuvres, critique littéraire, animateur culturel, correcteur professionnel…

Tél. : +229 96 746339 ; (Appel et WhatsApp)

Mail : sewanout9@gmail.com

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