Elle tourna dos à papa et prit sa Bible. Des psaumes pleuvaient sur le chaton qui s’entortillait comme un serpent. Il était quatre heures du matin. Maman appela le curé, le Père Tonnerre. Celui-ci, de l’autre bout du fil, prescrivait des passages à réciter et des prières de feu à déverser à flot sur la bête. Lui-même, de loin, participait au combat spirituel dans cette famille qu’il connaissait bien et accompagnait depuis fort longtemps. Il demanda à maman de lui ramener le chaton à l’aube, en veillant à ce que aucun de ses poils ne s’échappe. Autrement, l’animal se reconstituerait ailleurs, en ne laissant dans la pièce que son enveloppe charnelle.
Tandis que papa essayait de raisonner maman et que maman s’évertuait à catéchiser papa, moi je maudissais le ciel pour cette nuit sorcière. Fallait-il vraiment que ce bazar se produisît à quelques heures de ma composition? Et ce maudit chat ne pouvait-il pas attendre que je finisse mes devoirs avant de semer la zizanie dans notre maison?
Maman s’activait à répandre le sel béni dans les angles du salon, puis tout autour du chaton. Elle s’enduisit le corps d’huile d’olive bénie. Nous comprîmes que nous devions l’imiter. Il fallait se préparer pour l’action, selon la parole de l’Apôtre.
A cinq heures trente minutes, nous laissâmes là le chat moribond pour nous apprêter à rencontrer le curé avant la messe. Maman ne voulait pas toucher à l’animal. Elle projetait de faire venir le curé après la messe pour qu’il constate lui-même la puissance de la prière mais aussi l’ampleur des dégâts du démon. Dans le véhicule qui nous conduisait à l’Eglise, le téléphone de maman sonna. Papa se gara sur le trottoir.
– Oui allo! Bonjour. Euh ..ça va
-….
Pardon? Un chat dites-vous?
– Oui. Un chaton
– Pouvez-vous le décrire un peu?
A ce moment, elle mit le téléphone sur main libre. C’était sa maman qui l’appelait. Hier, nous étions allés au village saluer sa mère. C’est au retour que se produisit l’apocalypse chez nous. La description correspondait exactement au chaton démoniaque trouvé chez nous. Comment grand-mère, depuis le village, pouvait-elle décrire un chaton qui nous a créé des ennuis en ville, chez nous? Maman ne voulait pas y croire. Elle ne le pouvait d’ailleurs pas. Non ce n’est pas possible. Quoi? Sa mère à elle? Non! Pas ça, quand-même!
– Mais comment cela pouvait-il être possible? S’écria maman, en coupant le téléphone. Mais que lui ai-je fait? Non, ce n’est pas possible. Ma mère? Mais comment? Mais, que ne lui fais-je pas? J’ai toujours été sa meilleure enfant. Rien ne lui manque. A la fin de chaque mois, je vais lui rendre visite avec mon mari, le véhicule chargé de vivres pour elle. Alors, pourquoi m’en voudrait-elle? Je ne vais quand-même pas croire mes collègues qui disent que la source de mon malheur n’est pas très loin de moi. Et pourquoi m’envoie-t-elle dans l’invisible ce chat pour me nuire ? Non, c’est pas vrai. Pourquoi es-tu si méchante, maman. Je savais que tu avais toujours été contre mes choix, tu ne m’as jamais aimé comme ta fille. On m’a toujours dit de me méfier de toi, que tu serais jalouse de moi. Plus de doute. Tout s’éclaire. Ma propre mère qui s’associe aux sorciers pour me nuire. Maintenant, je comprends. Mais, tu es vaincue, au nom de Jésus. Feu sur toi. Au nom de Jésus, je prends autorité sur toi, sur toutes tes pensées. Si tu me cherches, tu vas rencontrer Dieu. Retour à l’envoyeur. Jah, Satan!
Les dernières prières jaillirent comme de chaudes incantations à une vitesse vertigineuse. C’était comme une pétarade de mitraillette. Le téléphone sonna de nouveau. Elle renvoya l’appel. Sa mère insista. Mon père la convainquit de décrocher. Éclata alors l’ouragan de sa colère qui lui donna un air affreux. La colère lui avait tellement gonflé le visage et altéré les traits qu’elle ressemblait à un naja prêt au combat, les yeux perdus dans les orbites injectés de sang, les lèvres tremblotantes. Nous la méconnûmes. Quand elle ouvrit enfin la bouche, elle débita des flots d’injures ordurières à l’endroit de sa mère:
– J’ai déjà dit, feu sur toi. Cette fois-ci, c’est du corps à corps. Tu ne m’auras plus. A cause de toi, je n’ai jamais conçu. Tu crois que je n’ai été au courant du sort que tu m’as jeté ? Tu..
– Arrête, Ewlizo, dit papa. Fais attention à ce que tu racontes.
– Quoi? Je vois que toi aussi tu es contre moi.
– Mais, voyons, tu racontes du n’importe quoi. Que t’arrive-t-il?
Ma mère écarquilla à présent les yeux, le souffle haut, les oreilles battantes comme celle du chaton mouillé.
– Je savais que toi aussi tu étais du côté de ma mère. Hier, j’ai bien vu la manière dont vous vous regardiez comme de vieux copains. Et puis, tu lui as toujours plu, ma mère. Voilà pourquoi pour me punir de t’avoir pour moi seule, elle me pourrit la vie. Mais cette fois-ci, elle m’aura comme l’eau du bain matinal. Les différents visions que j’ai faites chez les amis déchaux, les diverses paroles de connaissances, mes intuitions personnelles et même les allusions et du Père Tonnerre et des amis ont révélé que ma mère était depuis des années à mes trousses et que c’était elle la base de tous nos malheurs. Tu oublies que chaque fois que nous lui rendons visite au village, c’est des problèmes qui nous accueillent à notre retour. Combien de hiboux nous n’avons tués chez nous? Combien de boucs errants ne sont venus répandre leur puanteur dans notre maison, et même dans le repas? Dis-moi, cher Koklossou. Dis-moi, je te le demande. Crois-tu que n’ai pas envie de porter dans mon sein un enfant qui soit de moi? De ma chair? De mes os? Oui! J’ai envie de voir mon sang couler dans les veines d’un enfant à moi. J’ai bien envie de voir mon cœur battre dans sa petite poitrine. Je voudrais aussi vivre ce que vivent toutes les femmes normales comme moi. Les médecins nous ont déclarés bien portants, aptes à donner naissance à un enfant, toi et moi. Et pourtant Dieu sait que depuis bientôt vingt ans, nous sommes là, toi et moi sans héritier issus de nous. Et tout ça, à cause de la jalousie de ma mère et de sa méchanceté…
Destin Mahulolo