Le vieillard aveugle qui entre est le dernier client, il reste une seule place, celle qui se trouve à côté de mon siège. Tout prêt de moi, je tiens sa main pour le guider.
– Jeureujeuf ! (Merci, en wolof). Me dit-il.
– Je vous en prie mon père. Lui réponds-je.
-Je suis incapable de voir mais à t’entendre, je dirais que tu es un jeune assez fort pour dompter la vie. Ajoute-t-il avec un rire moqueur.
Ah oui, disons que votre âge dépasse celui de mon père. Réponds-je.
C’est comment votre nom ? Me demande-t-il.
– C’est Ndiaye, je m’appelle Massamba Ndiaye.
– Ah moi c’est Ndéné Diouf. Sinon Massamba, profitez-vous rationnellement de la vie, comme moi ?
A cette question, je ne peux m’empêcher de réfléchir objectivement et honnêtement. Jusque-là, ma vision du monde est influencée par mon handicap et mon statut social inférieur. Le vieux m’a obligé à voir la réalité en face, d’apprécier la vie telle qu’elle s’est présentée devant moi, en me demandant si je profite de la vie. Et là je me mets à retracer mon quotidien d’aujourd’hui. Je me rappelle que quand je sortais de la maison, j’ai croisé des fous, des soulards et des clochards qui dormaient dehors alors que moi, même si ma demeure n’est pas luxueuse, j’ai quand même dormi avec mon père, quelqu’un qui tient à moi. J’ai aussi vu des apprentis qui ont bâti une joie de vivre dans le vivre-ensemble, dans le papotage et le verbiage. Et récemment dans le bus, j’ai vu un riche qui semble être fatigué par la vie et deux handicaps heureux. Le bonheur, on l’aspire, on le crée avec les moyens du bord. Je me rends compte que je n’ai jamais essayé d’aspirer le bonheur mais le malheur, que toute ma vie je me suis nourri d’une désinformation pour détester le lieu où je vis avec mon père et les riches. Je ne profite pas de la vie. Mais que dire? Il faut que je réponde autre chose.
– Euh… oui. Réponds-je hésitant.
C’est parfait. La vie, c’est un miracle. C’est vrai que parfois c’est dur quand on est particulier, comme moi. Les gens vous rappelle incessamment votre particularité et avec une prétention à vous faire mal. Les situations et les formes discriminatoires augmentent. Mais les hommes, les femmes et les enfants sont des vainqueurs. Oui, ils sont les vainqueurs d’une course qui, jadis, dans le ventre de leur mère, les opposait avec des êtres qui, aujourd’hui, ne vivent plus – c’est-à dire les autres spermatozoïdes compétiteurs-. Alors, on ne peut pas être vainqueur sans savourer sa victoire. Et savourer sa victoire revient à définir son propre bonheur, loin de toutes les autres considérations que la société crée et recrée avec le temps.


– Merci beaucoup mon père, je me souviendrai toujours de vos conseils. Ajouté-je soulagé.
Je ne peux me retenir, je me sens si lâche. Il parle comme s’il me connaissait. Je dois descendre ce véhicule, retourner à la maison et me battre pour mon avenir. Il fait à peine dix heures, l’apprenti ne m’a même pas encore demandé de payer. Mais je dois retourner.
– Apprenti ! Je dois descendre ici.
Le bus ne s’arrêtera qu’au prochain arrêt. Mais tu paieras mille francs si tu descends là-bas. Répond l’apprenti.
– D’accord. Rétorqué-je.
Le trajet n’est même pas long et il me demande de payer mille francs. Mais je suis plus que jamais motivé. Au prochain arrêt, je descendrai et je retournerai à la maison, aux côtés de mon père, pour profiter pleinement de la vie.
FIN

 

Serigne FILOR