Réponds-je avec un sourire forcé.

– Oh désolé de t’avoir traité de mendiant. Le premier bus part dans moins d’une heure. Attendez un moment. Ajoute-t-il sans me rendre le salut en expulsant sa bouffée d’air.
– Ce n’est pas grave. Merci beaucoup !
Il sait qu’il m’a vexé et a tout l’air désolé. Mais je lui tourne le dos sans montrer un signe de tristesse ou de mécontentement. Quoique je sois habitué à être traité de quémandeur, au plus profond de moi, cela m’attriste. Toute ma vie, c’est comme cela que ça s’est passé. Je suis victime d’une stigmatisation, depuis mon enfance. Une stigmatisation qui ne se fonde sur aucune raison concrètement valable. Elle a été créée et entretenue par des gens qui, ayant jugé leur vie plus utile que la mienne, se permettent injustement d’établir des barrages à mon bonheur, à ma joie de vivre. Les riches qui s’enrichissent en volant, en pillant et en blanchissant de l’argent, ne sont jamais stigmatisés. Je suis pauvre, je suis un handicapé. C’est assez suffisant pour que je fasse l’objet d’une singularité médiocre, d’une stigmatisation dégradante. On me qualifie toujours, dès la perception de ma face, de personne inférieure. La pression sociale, rendue atroce par tous ces méchants qui s’appuient gratuitement sur le balancement obsessionnel de la parole sans avoir à mesurer l’impact de celle-ci dans la vie de leurs semblables, me ronge à fond ! C’est pourquoi je pars, de très loin d’ici.
Assis sur un banc, j’attends le bus. Il fait six heures quinze minutes sur ma montre que je porte sur ma seule main droite. Et là, je le vois venir.

Le conducteur n’a pas l’intention de me prendre, il ne m’a pas vu, il doit s’arrêter à l’arrêt qui se trouve à quelques mètres du garage, là où il doit prendre les autres clients jusqu’à ce que le bus soit plein. Mais, heureusement, les apprentis l’ont signalé, avec des cris, qu’il devait me prendre. Je leur ai remercié pour ça. Je suis tout seul dans le bus, je suis le premier client.
– Assalamou Aleykoum ! Passé-je le salut au chauffeur.
– Aleykoum Salam (que la paix soit aussi avec vous) ! Répond-il avec un sourire très accueillant.
– Je suis convaincu que le voyage va très bien se passer. Dans notre tradition, cher lecteur, le sourire matinal est un bon augure. Après avoir fait quelques minutes de route, nous sommes arrivés à l’arrêt de bus. Ici, on doit attendre environ deux heures avant de partir, il faut que le bus soit plein de clients. Les voyageurs qui attendaient ont commencé à monter, après avoir discutaillé sur les frais de voyage avec l’apprenti qui vient de rejoindre son patron. Il me demandera bientôt où je vais et combien je compte payer. Il n’oublie aucun client. Le bruit que font les voyageurs qui entrent me vrille les oreilles et me dérange tellement. Il fait presque neuf heures et le véhicule n’a toujours pas atteint son maximum mais il reste juste quelques sièges. Jusque-là, il n’y a pas un client qui s’est installé à côté de moi, peut-être, dès leur entrée, m’évitent-ils ou ont-ils peur de moi. Je n’en sais rien du tout. Et là je vois un individu assis sur une chaise roulante. L’apprenti l’a pris comme un bébé pour lui faire occuper une place dans le bus. La structure de ce dernier ne permet pas l’entrée d’une chaise roulante à l’intérieur. Les handicapés ne sont donc pas pris en considération durant sa construction. Pourtant on nous engueule avec cette fameuse phrase de « Les hommes naissent libres et égaux », c’est-à-dire que les gens doivent être vus et appréciés comme ils sont, à leur juste valeur véhiculée par leurs actions. Mais la société regarde et traite différemment l’autre suivant ce qu’il possède ou ce qu’il est en apparence. On accueille de deux manières le riche et le pauvre, celui qui est le propriétaire d’une maison et d’une voiture luxueuses et celui qui habite dans un taudis à côté des égouts. L’égalité voudrait que la structure du bus soit de telle sorte que tout le monde puisse y entrer sans que l’aide d’une tierce personne soit indispensable. L’égalité n’est qu’une chimère. Et même si dans les pays développés il y aurait ce genre de véhicules, certains comme moi y subissent, comme par ici, le sort d’une condamnation publique sévère à cause de la manière dont le Seigneur les a créées ou à cause de la survenue d’aléas, par nature incontrôlés, dans leur vie. On a juste marre que les gens s’appuient sur des choses dont le contrôle sort carrément du domaine de nos aptitudes, de nos maîtrises et des possibilités pour nous empêcher de mener une vie normale, comme tout le monde. C’est humiliant.


Assise, elle me sourit quand elle a su que je la regardais. Je lui ai rendu son sourire. Je lis dans son visage une gaieté et une joie de vivre débordantes que je ne peux comprendre au regard de son handicap plus grave que le mien. Elle a perdu deux jambes et a deux mains courbées à usage très réduit. Je me sens triste et ma voix intérieure me dit que je suis un lâche. Mais, innocemment, je me console en me disant intérieurement qu’elle feint et qu’elle ne veut pas que les gens sachent qu’elle souffre. Tout d’un coup, un individu dont les froufrous de son boubou pouvaient s’entendre de très loin débarque dans le bus. Probablement, c’est un riche. Mais il a l’air anxieux, il est en rogne et frétille. Peut-être a-t-il des problèmes dont l’argent ne peut résoudre. La vie est complexe. Le vieillard aveugle qui entre est le dernier client, il reste une seule place, celle qui se trouve à côté de mon siège. Tout prêt de moi, je tiens sa main pour le guider.
– Jeureujeuf ! (Merci, en wolof). Me dit-il.

 

À SUIVRE ….

 

 

Serigne FILOR