Condamnés
Chapitre I
Hôpital régional de Lomé/Togo. Service de réanimation et des soins intensifs.
Le directeur, le Dr KODJO, relit pour la énième fois le rapport que venait de lui soumettre son assistant. Il cherchait dans sa tête de médecin ce qui, du domaine scientifique et du raisonnable, expliquerait la situation qui se présentait dans son centre de santé. Il n’avait pas commencé à Lomé. Durant sa formation à Kara et sa spécialisation à Bordeaux, à New-York et à Moscou, il n’avait jamais rencontré ce problème. Le médecin surqualifié et spécialiste de la Covid-19 au Togo se leva et nettoya les lunules de ses lunettes à la Harry Potter. Marqua quelques pas et se plaça devant ce qui semblait un bow-window. Le centre était calme et l’interdiction de visite en ce moment de la journée dévoilait son caractère exquis. Le soleil était haut dans le ciel. Un léger vent souffla dans les neems. Sur la sente sinueuse qui menait vers la présidence, un paysan pédalait, avec ce qui lui restait des forces, un vieux vélo bleu. Le médecin méditait, les mains plongées dans les poches avant de sa blouse, le vide un long moment encore et revint à lui. Il ôta ses lunettes à monture dorée très BCBG qu’il remit aussitôt. Il sentit de nouveau son estomac nouer et son cœur saigner comme si une plaie béante s’ouvrait en lui. Prit la chemise rouge de son bureau et ouvrit le rapport : Les patients du lit 4, salle 2 meurent tous les lundis et jeudis à 7 h du matin, quel que soit leur état.
Lundi : 06 avril 2020 : le patient ATI Kossi décédé à 07 h 00.
Jeudi 09 avril 2020 : le patient DAHONOU Marcel décédé à 7 h 00.
Lundi 13 avril 2020 : la patiente BA Yolande décédée à 07 h 00.
Jeudi 16 avril 2020 : le patient X décédé à 7 h 00.
Lundi 20 avril 2020 : le patient KOLIKO Sion décédé à 07 h 00.
Jeudi 23 avril 2020 : la patiente FIONOU Akou décédée à 7 h 00.
Lundi 27 avril 2020 : la patiente SOSSOU Ingrid décédée à 7 h 00.
Jeudi 20 avril 2020 : le patient ZANGAN Akpéné décédée à 7 h 00.
Lundi 04 mai 2020 : le patient LOBIME Atsou décédé à 7 h 00…
Désemparé, le corps médical tint une réunion d’urgence, et décida de percer le mystère. Aucune piste n’était écartée : nature du lit 4 de la salle 2, sorcellerie, malédiction, coïncidence, erreur humaine, … le sujet devenait donc un dada aux journalistes qui la traitaient sous divers angles et à travers des éditions spéciales au grand déplaisir du maître de céans.
Afin de voir clair dans l’affaire, Dr KODJO et son équipe procédèrent par élimination de variables. Ainsi, pour le jeudi suivant, le lit avait été permuté par celui de la salle 3. Cela ne changea rien. Décès du patient. A 7 h 00. Au moins, quelque chose avait été essayé. Cela permettait d’élimer la piste du lit. L’équipe s’attaqua alors à la sorcellerie. Ah oui, sorcellerie. Dr KODJO n’avait jamais, de sa vie, pensé à avoir affaire à ces gens-là. Le cartésien des cartésiens, exprima tout suite son désaccord mais l’équipe d’investigation avec laquelle il travaillait lui pria simplement et franchement de se laisser faire. Juste une fois. Hum ! Juste une fois. Combien de fois le « juste une fois » n’était plus devenu le « toujours » ? Il faut donc convoquer Hercule Poirot, mon docteur, souffla une petite voix dans son esprit. Ce qu’il ignora aussitôt. Il joua donc au jeu. Il joua au jeu des magiciens de la nuit. Il voulut se laisser convaincre pour une fois, de la présence d’une force que les lettres et les chiffres ne lui permettaient pas d’expliquer jusque-là.
Le collège des médecins convoqua alors après concertation avec la très célèbre HAST (Haute autorité des sorciers du Togo), une équipe de trois grands sorciers qui prit d’assaut la salle 2. Le personnel médical passa dans l’ombre et attendit juste que sonnèrent 7 h. Les sorciers occupèrent tout de go toits, dessus de lits, arbres, et encerclèrent la salle 2. Objets de cultes, crânes humains, spatules, bidons de sang cramoisis, queue de cheval… autant de gadgets très utiles à Ceux qui sortent dans la nuit. Une odeur épaisse et tiédasse plana sur le lieu. On verra ce qu’on verra aujourd’hui, se plaisait de chanter Vanessa, de sa voix cassante et persifleuse et de son regard salace, l’infirmière assistante de Dr KODJO. « Alors, tu la fermes cinq minutes, OK ? », réclama le médecin.
Il sonnait 6 h 55, tout allait bien. L’équipe médical s’apprêtait à dire son ouf et l’ordre des sorciers, avec à sa tante la connue Tassivi Adolé revenue des morts plusieurs fois, attendait cette aubaine pour exprimer ouvertement son implication dans la vie sociale à travers des solutions idoines aux problèmes du quotidien, comme le problème de la salle 4. Comment désigner ce qui arrivait aux patients de ce lit si ce n’est un problème ? 6 h 58. Dieu merci, le patient cobaye allait toujours bien. 6 h 59. Dieu est grand. Tout allait toujours bien. Ce qu’il fallait retenir, pour faire simple, c’est que le patient avait, à son tour, passé l’âme à gauche. Les sorciers n’avaient rien pu faire. Nada. Que nenni !
Sur le seuil de sa maison
Notre père t’attend
Et les bras de Dieu
S’ouvriront pour toi.
L’eau qui t’a donné la vie
Lavera ton regard
Et tes yeux verront
Le salut de Dieu.
Malgré le refus de regroupement décrété par les autorités, la fédération des chorales de la Paroisse Notre Dame sous la Croix d’Agbalépodogan avait assuré. Et un prêche guindé mais rempli de profondeur du révérend Alphonse ASSOU avait suivi. Hum ! Paix à ton âme, l’ami !
L’équipe remercia d’une voix éreintante la grande sorcière Adolé et ses acolytes. Afin de ne pas susciter leur colère, Dr KODJO leur remit une enveloppe supplémentaire pour le temps et l’énergie engagés dans ce projet.
A suivre…
Kodjo AGBEMELE
Ecrivain togolais
De belles illustrations en plus… Merci Claude OBOE