Il était une fois, une femme nommée Aɖugaɖa. La vie ne l’a pas comblée des libéralités du ciel ni la nature du charme qui faisait la parure des autres femmes de Yantéwolé, son village. Son physique n’était pas des plus attrayants et si l’on devait risquer une comparaison, on pourrait, sans exagérer, affirmer qu’elle rivalisait en beauté avec l’hippopotame. Elle avait les talons continuellement gercés, la peau crevassée et à son passage, beaucoup se bouchaient les narines comme si elle était une musaraigne en putréfaction. Aɖugaɖa avait aussi de maigres jambes, on eût dit des pattes des poussins. Elle était dotée d’une poitrine moins généreuse que celles des garçonnets du village de Yantéwolé. Ce corps fort étique portait une grosse tête bosselée par endroit. Mais ce qui frappait le plus chez Aɖugaɖa, c’était la proéminence de ses mâchoires. Quand elle fermait la bouche, malgré tous ses efforts, ses lèvres ne réussissaient qu’à couvrir une partie de ses gencives. Ses dents formaient alors comme un cône dont la base était dans sa bouche et le sommet dehors. Cela lui donnait l’impression de circuler dans le village sinon avec une flèche dans la bouche, du moins avec une gueule de musaraigne. D’autres trouvaient aussi des similitudes entre sa bouche et le groin d’un porc ou la gueule d’un chien, mais aucune comparaison ne traduisait exactement la réalité de la bouche de Aɖugaɖa. Qu’en plus de tout ceci, elle fût chauve, ou urinât sur sa natte toutes les nuits et même pendant ses temps de sieste, les habitants de Yantéwolé n’y trouvaient pas un scandale esthétique. Mais qu’à intervalles réguliers Aɖugaɖa lâchât de ces pets bruyants et malodorants, voilà ce qui désarçonnait les habitants de Yantéwolé. L’on comprend alors, qu’à plus de trente-cinq ans, Aɖugaɖa soit restée célibataire. Les gens disaient qu’elle était la seule femme vierge de tout le village. Aucun homme ne voulait d’elle. Toutes ses tentatives pour s’attirer la faveur, l’attention et l’affection des hommes de Yantéwolé étaient couronnées d’un échec déconcertant. Elle quémandait leur amour et leur affection. Elle se livrait même à certains espérant qu’à ce prix-là, elle gagnerait leur cœur. Ces derniers abusaient d’elle en cachette et la chansonnaient sur la place publique. Quand, à quarante-sept ans, elle tomba sur Vlavonou Adjagbalou, le chef des débiteurs du village, elle offrit en sacrifice moutons et poulets pour exprimer au Créateur sa reconnaissance et implorer pour elle et pour son débiteur de compagnon les grâces du Ciel. Ce fut un événement. De tout son cœur, elle crut à l’amour de Vlavonou Adjagbalou. Elle fit tout ce qu’elle pouvait pour se sentir digne de la générosité de son homme qui a daigné s’abaisser à son rang pour faire d’elle une femme épanouie. Leur amour se consolidait au fil des jours et un beau matin, elle informa son mari qu’elle était enceinte. Lorsque ce dernier en parla à ses amis, ces derniers se moquèrent tellement de lui. Les uns disaient : « Vlavonou Adjagbalou, parmi toutes les femmes de ce village et des villages environnants, tu n’en as trouvé aucune pour remplacer ta femme défunte, et c’est cette « chose-là » que tu es allée déloger des enfers pour l’établir dans ta maison comme une Tolègba ». D’autres disaient : « Vlavonou Adjagbalou, tu aurais mieux fait de demeurer célibataire que de t’avilir avec ce phénomène esthétique. » D’autres encore trouvaient qu’il eût mieux fait de se taper une truie que de s’enticher d’un monstre qui lui donnera des rejetons monstrueux et horribles. Quand il les quitta il ne rentra pas à la maison. Aɖugaɖa attendit son mari en vain. Il ne revint plus jamais. Ebranlée et désemparée, elle pensa au suicide. Elle imaginait le long tunnel de solitude qui se profilait devant elle. Elle ne voulait plus revivre ces heures de solitude et de mépris. Elle se consola tout de même de l’enfant qu’elle portait en son sein et se disait que, lui au moins, ne la renierait pas. L’enfant naquit et tout le village était en ébullition : « Aɖugaɖa a enfanté. Allons voir le monstre ». A leur grande surprise, l’enfant était d’une beauté angélique : rondelette, joufflue, rousse. C’était une fille. De mémoire d’homme, aucun bébé dans ce Yantéwolé n’avait jamais été aussi beau. Aɖugaɖa était fière du fruit de ses entrailles. Mais Vlavonou Adjagbalou n’était plus là pour contempler la merveille qu’était ce bébé. Aɖugaɖa était aux anges. Et à l’instar des autres femmes, elle prit soin de son enfant. Elle réalisa qu’après avoir lavé leurs bébés, les autres femmes les lançaient et les attrapaient. Elle entreprit de les imiter. Elle lança son nouveau-né. Avant qu’il ne descende dans ses bras tendus et prêts à le recevoir, le bébé heurta les dents pointues de sa mère. L’enfant fut blessé à la tête et expira. La nuit venait de tomber pour Aɖugaɖa. Elle était inconsolable. Elle maudissait la nature pour tous ces attributs dont elle l’a enlaidie. Elle était au bord de la folie. La nouvelle traversa monts et vaux et atterrit dans les oreilles de son fuyard de mari. Il ravala sa honte, et rejoignit Aɖugaɖa. Il confessa sa lâcheté et la femme lui pardonna. Les deux s’aimèrent de nouveau et de nouveau Aɖugaɖa tomba enceinte. Elle accoucha cette fois-ci de jumeaux : un garçon et une fille qu’elle nomma respectivement Gbεkpoɖonoukon et Gbεnoukpo. Ayant appris de sa mésaventure, elle changea de stratégie dans l’art de lancer ses bébés et de les rattraper. Elle les lançait à tour de rôle. Quand elle lançait l’un à gauche, elle détournait sa tête du côté droit et tendait les bras dans l’autre sens pour recevoir son bébé. Les bébés, de par leur naissance, lavèrent la honte dont leur maman fut couverte pendant des décennies. Gbεkpoɖonoukon et Gbεnoukpo devinrent dans tout le village le fruit de la persévérance et de l’espérance. Au lendemain de leur troisième anniversaire de naissance, leur maman fut frappée par une maladie incompréhensible et rendit l’âme. Mais elle était fière et consolée d’avoir vu de ses yeux Gbεkpoɖonoukon et Gbεnoukpo.

Destin Mahulolo

Photo (source): https://www.terrafemina.com/article/la-femme-la-plus-moche-du-monde-bouleverse-le-festival-sxsw_a266062/1