Ce matin-là, Mam Fatim avait déjà emmené le petit Amin à son école avant le retour de Latifa. Le soir venu, Amin rentra à la maison, heureux de revoir sa mère. Il se rendit compte que sa mère avait un visage tuméfié et la mitrailla de questions. Elle lui répondit vaguement qu’elle avait fait un accident. Du haut de ses sept ans, Amin savait qu’aucun accident ne laissait des traces de doigts sur le visage. Cela ressemblait bien à celles que laissaient les mains de sa maîtresse sur son visage quand elle lui assénait des baffes. Malgré l’insistance du petit, Latifa s’en tint à sa version. Amin n’était pas dupe. Il savait que sa mère n’était pas heureuse. Elle faisait semblant, mais il savait que ce qu’elle faisait la nuit la rendait triste. Mais qu’y faisait-elle? Il l’ignorait. Il voyait sa mine défaite, son air triste et abattu quand elle rentrait à l’aube. Pire, elle n’osait même pas le regarder dans les yeux les matins. L’affection de sa mère lui manquait. Entre son poste de serveuse et son travail de nuit, sa mère était tellement occupée qu’elle manquait de temps pour jouer avec lui. Mais il savait qu’elle faisait tous ses sacrifices pour lui, pour leur famille. Il ne lui en voulait pas. Seulement, il la voulait plus heureuse. Il avait l’impression qu’à cause de lui, sa mère s’empêchait de vivre sa vie.

 

Durant toute une semaine, Latifa resta alitée. Elle savait que si elle ne se remettait pas vite sur pied, elle ne pourrait faire face aux charges de ce mois. Elle acheta un tas de produits de maquillage dont malheureusement aucun ne put dissimuler les taches bleues qui persistaient sur son visage. Elle reprit quand même sa place de serveuse, et servit à tous son alibi de l’accident. Elle ne put fréquenter à nouveau « La Rose Noire » que deux semaines après son agression. Mais c’est au plus profond des ténèbres, qu’elle sentit poindre une lueur d’espoir.

 

 

En effet, au lendemain de ce malheureux jour, elle entreprit de se faire suivre par un médecin afin de vite guérir. Il ne fallait surtout pas que les taches endommagent trop son premier matériel de travail qu’était son corps. Quand elle se rendit à l’hôpital ce jour-là, elle tomba sur lui ; lui qui lui redonna espoir. Alaoui était le médecin qui la reçut. Dans un premier temps, il le soigna sans mot dire, lui prescrit des médicaments et lui demanda de revenir le jour suivant le voir. Elle revint comme il le lui avait demandé. Cette fois, quand il eut fini de la soigner, ils discutèrent longuement. Alaoui voulut mieux la connaître, son travail, d’où elle venait, si elle était mariée, comment elle s’était fait ces blessures au visage… Elle lui avoua ce qui était avouable et dut inventer un tissu de mensonges pour le reste. Ce jeune et beau jeune médecin s’intéressait-t-il à elle ? Se demanda-t-elle sur le chemin du retour. Il pouvait s’offrir toutes les filles qu’il voulait, pourquoi c’est une belle de nuit comme elle qui l’attirerait ? Elle se hâta d’effacer ces pensées de sa tête. Néanmoins, tout au long de la semaine, ils continuèrent leurs discussions après la consultation, mieux, le temps qu’ils y passèrent se rallongea au fil des jours. Latifa se sentait tellement bien avec lui. Il était intelligent, cultivé, il avait vu tellement de villes, de pays et de continents. Ses multiples formations et ses missions de bénévolat l’avaient fait voyager aux quatre coins du globe. Il la faisait rire comme jamais. Il avait apporté une paix indescriptible à son cœur. Et pour une fois depuis bien des lustres, elle se mit à rêver. Mais elle ne pouvait se permettre cela. La chute serait d’autant plus rude que le conte de fée qu’elle vivait, était beau. Elle n’avait aucun avenir avec lui. Jamais un homme de son rang n’accepterait sortir, ou encore se marier avec une belle de nuit. Elle priait qu’il ne veuille aller plus loin.

 

Au dernier jour de son traitement, quand vint le moment de se séparer, ce qu’elle redouta depuis lors, se produisit. Ce matin-là, il enleva les derniers bandages. Il fit mine d’ausculter le visage de sa patiente. Quand sa douce main se posa sur sa joue droite, Latifa tressaillit. Il laissa ses doigts partir du haut de sa tempe pour descendre jusqu’à son menton. Et là, lui tenant le menton, il posa ses lèvres sur les siennes. Quand il se retira, elle avait les yeux pleins de larmes qu’Alaoui s’empressa de lui effacer.

  • Pourquoi pleures-tu ?
  • Alaoui, je ne te mérite pas.
  • Pourquoi? Latifa, c’est plutôt moi qui ne te mérite pas. Quand je t’ai vue pour la première fois, j’ai cru voir un ange. Jamais je n’avais vu pareille beauté. Quand tu m’es apparue, je sus aussitôt que c’est toi que j’attendais. Latifa, je te veux dans ma vie. Donne-moi une chance…
  • Je ne peux pas, Alaoui.
  • Mais pourquoi, Latifa ? Je ne te plais pas ?
  • Si, Alaoui. Tu es un homme magnifique. Tu rendrais heureuse n’importe quelle femme. Mais je ne peux me permettre. Tôt ou tard, tu me détesteras, tu auras honte de moi…

 

 

Elle se leva brusquement et sortit avant de tout lui révéler. Il n’osa la rattraper. Comment a-t-elle pu tomber amoureuse si vite ? Oui, elle l’aimait. Cela ne fait que quelques jours qu’ils se sont rencontrés, mais il avait déjà pris possession de son cœur. Elle avait encore plus mal de ne pouvoir vivre cet amour qui lui tendait les bras. Peut-être se devait-elle de le fuir pour ne pas le faire souffrir. Quand il saura la vérité, cela le détruira. Une fois rentrée, elle s’enferma et pleura. Elle était convaincue d’avoir pris la meilleure décision. Les jours qui suivirent, elle ne put effacer de ses pensées l’image du médecin. Alaoui hantait ses nuits et ses journées. Il l’appelait sans cesse sur son téléphone, mais elle ne décrochait pas. Elle mourait d’envie de l’entendre, d’écouter sa voix ferme mais si affectueuse lui dire des mots doux, lui dire combien il l’aimait. Elle résista néanmoins et jamais ne décrocha. Pendant un temps, elle perdit l’appétit. Elle n’avait plus goût à rien. Même ses folles nuits à « La Rose Noire », dans les bras de ses conquêtes d’une nuit, ne lui firent pas oublier Alaoui. Tout le ramenait à lui. En vain elle cherchait à noyer son chagrin dans l’alcool et la drogue. Parfois, elle oubliait même d’encaisser ses sous à la fin de ses ébats. Mam Fatim regardait d’un regard inquiet ce brusque changement de sa fille. Mais elle n’y pouvait rien. Latifa ne lui confiait jamais ses peines. Elle manquait de plus en plus de se rendre à son poste de serveuse et finit par se faire virer. Mais cela ne l’inquiéta pas outre mesure car elle savait que ses virées nocturnes lui rapporteraient le minimum nécessaire à la survie de la famille. D’ailleurs, elle pourrait désormais monnayer son charme même en plein jour.

 

Une nuit, en attendant de tomber sur son premier client, elle s’offrit un mélange hétéroclite de boissons : Vodka, Vin, bière, whisky, rhum. Elle planait entre deux mondes. Au moment, de se détacher de son siège et de rejoindre la piste de danse, elle fut prise d’un soudain vertige qui la terrassa. Elle dégurgita tout ce qu’elle avait dans le ventre avant de s’évanouir. Devant cette scène à la fois dégueulasse  et triste, seul un homme eut le courage de s’approcher. Il la retourna à temps avant qu’elle n’avale sa langue. Quand il la sut hors de danger, il sortit un instant et revint avec une boîte pharmaceutique. Il fit savoir qu’il était médecin et avec l’accord du gérant de la boîte de nuit, il l’emmena à l’hôpital.

 

Au petit matin, quand elle se réveilla, elle vit à son chevet Alaoui. Elle fut saisie d’un sentiment de honte. Elle détourna son regard de lui. Délicatement, il lui fit tourner le visage et lui adressa un sourire :

  • J’ai cru que je te perdrais…
  • Alaoui, tu aurais dû me laisser mourir…
  • Arrête de dire des bêtises, quel que soit notre malheur, l’espoir est toujours permis.
  • Pas pour moi. Pourquoi refuses-tu de te rendre à l’évidence ? Je suis une prostituée, Alaoui. Que devrais-je espérer de la vie sinon de mourir vieille femme, méprisée par tous et détestée de mon fils, celui pour qui je fais tout ceci ?

Alaoui resta silencieux un instant. Il essaya de parler mais aucun mot ne sortit. C’est vrai qu’il l’avait vue dans une posture peu enviable cette nuit. Mais de là, à l’entendre dire qu’elle était une prostituée, c’était trop pour lui. Il sortit. Latifa cria son nom plusieurs fois, mais il ne revint pas.

 

 

Quand Latifa se sentit mieux, elle rentra chez elle. A la tombée de la nuit, elle eut la force de se lever. Elle fit sa toilette et vint s’asseoir au seuil de la porte de la concession. Son esprit voltigeait entre ciel et terre quand elle sentit une silhouette se diriger vers elle. Lorsque la lueur de la lanterne qui était près d’elle éclaira le visage de l’inconnu, quelle surprise !.

 

 

  • Que fais-tu ici, Alaoui ? s’empressa-t-elle de lui demander.
  • Je suis venu te voir Latifa pour qu’on discute.
  • Discuter de quoi Alaoui ? Es-tu venu jusque chez moi pour me dire combien tu as honte de moi, combien je te dégoutte…
  • Rien de tout cela, Latifa. Si je suis venu, c’est pour te dire que malgré ton passé, je t’aime.

 

 

 

 

ZINKPE Théodore Gildas Adanchédéwea