La vielle cloche résonne à nouveau dans Gbagouley : dernier Angélus marquant la fin de la journée. Nanví, toute haletante et en sueur, venait de se rendre compte au beau milieu du marché qu’elle venait d’en faire plus de dix fois le tour. A qui n’avait-elle pas demandé d’après son enfant ? Où ne l’avait-elle pas cherché ? Combien de fois ne s’est-elle pas précipitée à la maison ? Sous quel étalage n’avait-elle pas soupçonné qu’il se serait endormi ? et qui n’avait-elle pas supplié de s’associer à sa recherche ? le marché déjà en désert se métamorphosait. Les commerçants venus de loin rentraient chez eux, qui par la gare routière déjà presque vide de taxis, qui par taxi-moto.
Tous ceux que Nanví connaissait dans ce marché, tous ceux qu’elle avait abordés lui avaient dit quand et où ils avaient vu le petit Koudjí. Tous ? Sauf le gérant des farces et attrapes, un jeune étranger venu pour la première fois se substituer à son oncle, le propriétaire qui, lui aussi étranger quoiqu’habitué au marché de Gbagouley, était en voyage d’affaires. Il ne connaissait donc personne ; et Nanví et son fils n’ont su échapper à ce sort. Pire, la boutique avait fermé déjà cers 16h, la période étant loin de défier celle de Noël quant à la fluidité de l’écoulement des articles. Et personne n’avait fait cas de la scène devant la boutique. Cet épisode n’avait existé que pour le boutiquier, Toula et Koudjí qui jamais plus ne reviendront.
Nanví ne voulait pas y croire. Elle refoulait cette idée que le petit se serait fait kidnapper. Et pourtant, c’était clair. Débousolée, elle se laissa choir au sol en plein milieu du marché, poussa un cri strident et se fondit en lamentations ; inconsolable demeura-t-elle. Pourquoi elle ? Pourquoi son Koudjí ? Pourquoi la nature se montre si indifférente à ses souffrances ?
Au milieu de nulle part dans le village de Weinsou, Tchɔbό avait une propriété secrète héritée de ses ascendants lointains et qui s’étendait sur un espace d’environ 54 hectares déguisé en forêt sacré au sein duquel régnait une foultitude de fétiches aussi diversifiés qu’il en existe.
La voiture, après un instant de paroles incantatoires prononcées par Tchɔbό, et sur instructions de ce dernier, baissa ses phares et entre délicatement dans la forêt bourrée à effrayer Goliath.
Toula fut pris d’une grande chair de poule dont il a ressenti le frisson dans sa tête. Il a un instant semblé hésiter.
- Jeune homme, ici s’appelle la porte du non-retour ; lui lance le vieux.
- Humm ; soupira-t-il avant de continuer
- Rebrousser chemin te sera très fatal.
Toula n’a plus eu d’autre choix que de finir ce qu’il a commencé, quand bien même il commençait à être tourmenté par le remords. Une fois dans la forêt, deux ‘’gros bras’’ les accueillirent et prirent l’enfant qu’ils voilèrent délicatement. C’était les ouailles de Tchɔbό. Des statues et statuettes dans un ordre que seuls les initiés pouvaient comprendre après déchiffrage. Une certitude : un ange n’y avait pas une place.
Koudjí se réveilla soudain. Mais incapable de crier en plus de ne pas pouvoir voir où il était. Sous le voile noir dans le noir de la nuit, il eut envie de crier, de héler Nanví à son secours ; il n’eut que ses narines pour souffler, et sa gorge serrée pour gémir. Dans sa tête résonnaient les cris qu’il aurait pu pousser. Hélas prisonnier de son impuissance. S’étant débattu en vain, il se réduit à la docilité telle une brebis qu’on mène à l’abattoir.
Il fut introduit dans une case où régnait en maîtresse la flamme d’une bougie noire. Toulaapeuré n’eut que ses poings à serrer pour supporter l’effet que lui faisait la pitié mêlée de remords dont il était proie. Il n’avait pas le choix. Il fallait ce sacrifice, la seule issue pour conjurer le sort que lui a réservé la colère de ses fétiches auxquels il n’a pas su tenir promesse.
En fait, quelques années plus tôt, ne pouvant plus supporter de se contenter des restes des poubelles pour satisfaire ses besoins gastriques, et de passer pour un fou dans la rue, son corps étant la chasse-gardée des incurables et puantes, Toula a dû recourir à la proposition de son ami Lanví qui, las de ses interminables plaintes, le conduit à Tchɔbό. Ayant donnée parole pour force sacrifices aux fétiches, il se lança dans des affaires douteuses qui lui rapportaient frauduleusement beaucoup d’argents. Riche du jour au lendemain, l’oublie eu raison de la tenue de ses promesses ainsi que de l’observance des exigences et interdits. Redevenant alors pauvre, il se rendit compte de ce qui l’attendait. Et puisqu’en retard dans ses démarches, ses bienfaiteurs ne voulaient plus rien d’autre que du sang humain frais, le sang d’un gamin innocent, au risque de tout perdre avant de perdre sa propre vie ; ce qui justifie ce à quoi il se voit actuellement contraint.
Quelques minutes ont suffi pour entendre depuis la case devant laquelle était à genou Toula, les derniers geignements de Koudjí sous la lame tranchante de l’épée.
Tchɔbό tantôt vêtu des accoutrements de charlatan, sort de la case avec sur un plateau la tête du pauvre Koudjí qu’il tendit à Toula. Celui-ci tout tremblant, prit son trophée qu’il a devoir de conserver dans un coffre-fort au sous-sol de sa maison jusqu’à décomposition de la couche épidermique qui qui protégeait le crâne ; lequel crâne il doit rapporter plus tard pour la suite du sacrifice. Toula avait l’impression de vivre un cauchemar ; pourtant ce n’en était pas un. Pure réalité, son propre forfait.
On perçoit au loin de sinistres aboiements de chiens mêlés aux hululements de hiboux. Le ciel s’assombrit davantage, la lune l’ayant déserté et les étoiles s’étant voilé la face derrière les quelques reliques de nuages, qui y traînaient, pour ne pas être témoins de cette effroyable mésaventure.
La nuit avait complètement établi son règne. Nanví, consolée par ses pairs, finit par se lever et se rendre à la maison. Le commissariat de police le plus proche se trouvait dans le centre urbain de Biaoukέ situé à plus de 100km de Gbagouley. Nanví n’a pas les moyens pour se faire entendre. Elle n’avait les Vodúnsdu village comme recours. De couvent en couvent, elle alla se plaindre, implorant le secours des dieux de ses ancêtres, avant d’aller se poser chez elle. Elle devra passer la nuit toute seule, sans son enfant. S’imaginant toutes les scènes possibles dont pouvait être victime le pauvre orphelin, elle se fond à nouveau en larmes et reste sans voix, sa gorge nouée par le chagrin. Pourquoi elle ? Déjà pauvre, orpheline de ses deux géniteurs dès l’âge enfant, victime de plusieurs abus sexuels impunis dans sa jeunesse, et par surcroît infertile, elle perd très tôt l’homme de sa vie et sa chère coépouse. Pire, pourquoi le pauvre enfant ? Qu’a-t-il fait, un innocent ? Pourquoi plus on est pauvre, plus on subit et sans défense ? Pourquoi Dieu et toutes les divinités semblent-ils ne pas se préoccuper du sort des pauvres ?
Et jusqu’à maintenant, 6h00 et la vielle cloche ayant sonné la première heure de l’aube, Nanví continue de poser mille et une questions sans aucune réponse de la part de la nature, encore moins de Dieu et des divinités.
Il est de ces moments où l’on se demande si ces huit mots « il y a un Dieu pour les pauvres » ne serait pas un gros mensonge, une pure illusion vendue au pauvre pour qu’il se plaise dans son crime qu’est d’être né tel ?
Une autre certitude, les plus riches vivent au détriment des plus pauvres qui non seulement subissent mais s’auto-déciment ! Triste sort !
Ce 24-Fév-19, 13h47min
Kpossi Codjo Paterne HOUNKPE
[1]Ablo : terme en langues locales du Bénin pour désigner le gâteau de maïs ou de riz