Mon conte roule, roule et tombe sur Dénagnon, le lépreux qui n’avait pas péché. Il avait remporté la couronne de la laideur et n’entendait la céder à personne. On ne pouvait le voir sans pouffer de rire. Par-dessus tout, il était lépreux. Dénagnon vivait au pays de Hodonou. Il passait pour un vaurien, il n’avait pas de femme, et dans sa maison régnait toujours l’obscurité. Et pourtant, il était à la fois le plus grand cultivateur et le plus grand éleveur de Hodonou. Sa richesse surpassait de loin celle de ses amis. Les mauvaises langues disaient de lui qu’il avait des problèmes physiologiques ou qu’il avait peur des femmes. Aucune femme de Hodonou n’avait accepté l’épouser, peut-être à cause de sa laideur et de sa lèpre. Ses parents négocièrent avec des femmes des villages voisins. Mais Dénagnon était toujours resté célibataire. Devenu la risée de tous, et même des enfants, il ne sortait plus que pour se rendre au champ ou faire paître ses bêtes. Pendant ce temps, ses amis venaient le saluer avec leur kyrielle de belles femmes et leur ribambelle de baux enfants.

 

 

D’autres le chansonnaient en dansant sur des airs joyeux et malveillants, des airs improvisés par Dèdoté, son meilleur ami :

« Voilà un chien qui aboie,

Un chien qui aboie

Qui n’attrape aucune proie,

Voilà un chien qui aboie

Tout est gâté chez lui

Ses crocs sont limés

Ses yeux éteints

Voilà un chien qui aboie« .

 

 

 

 

Dénagnon savait et comprenait tout ce qui se disait autour de lui. Il en souffrait mais n’en disait mot à personne. Même ses parents disaient de lui qu’il était maudit et qu’il aurait certainement offensé les dieux pour écoper d’une si grande punition. Comment lui, Dénagnon peut-il encore vivre seul dans sa maison?

Un soir, alors qu’il revenait de la rivière où il mena s’abreuver ses bêtes, il rencontra une forme humaine. Il ne lui était pas facile de savoir si c’était un homme ou une femme. La forme semblait tituber et chercher son chemin. Dénagnon, spontanément se proposa de l’aider. Quand la forme lui répondit, Dénagnon imagina que c’était une femme. Elle avait les cheveux qui lui descendaient jusqu’aux fesses et lui couvraient le visage. Apparemment, elle ne voyait pas. Elle dit à Dénagnon :

– Je suis Houématchi. Si tu veux vraiment m’aider, conduis-moi à la rivière. Laisse ici tes bêtes. »

Dénagnon, sans réfléchir s’exécuta. Il la prit au dos et la conduisit à la rivière. . Il faisait déjà nuit. Il faisait un clair de lune qui pouvait l’emporter sur l’éclat du soleil.

 

 

 

 

Arrivés à la rivière, Houématchi lui dit « coupe-moi les cheveux« . Dénagnon lui coupa les cheveux. Puis elle lui demanda de la laver. Dénagnon la lava. Quand il lui eut coupé les cheveux, Dénagnon réalisa que le dos de Houématchi était bosselé et que son visage était criblé d’acnés et de petites plaies putrides. Mais le comble, c’était quand il la lavait. La dame criait et vagissait comme un nouveau-né : tout son corps était couvert de lèpre. Elle avait de petits yeux profondément enfoncés dans les orbites. Dénagnon l’oignit et prit soin d’elle. Emue, la femme se mit à pleurer et dit à l’homme: demande-moi tout ce tu veux, et je te l’offrirai. Ce dernier pleura aussi et dit : « J’ai de grands biens mais je suis malheureux. Je n’ai ni femme ni enfant. Et pour les miens, je suis maudit. »

 

 

La femme lui dit : « épouse-moi.  » Dénagnon accepta. Et les deux prirent le chemin de Hodonou. En chemin, les plaies de la femme se cicatrisèrent. Mais ses yeux demeurèrent  toujours petits et enfoncés dans leurs orbites. Trois jours plus tard, ils arrivèrent au village où les attendaient les bêtes abandonnées par Dénagnon. Grande agitation dans tout Hodonou. C’était un événement unique et providentiel. Dénagnon, présenta sa femme à tout le village, comme c’était la coutume et conclut en ces termes « le chien qui aboyait a maintenant capturé une proie. »

Et Dèdoté, son meilleur ami, exprima ainsi son mépris :

« Le chasseur a tiré sur une bête aveugle

Pitié, chasseur

Epargne-nous cette horreur

Je ne croiserai jamais son regard

Le chien a capturé une bête aux yeux de fourmi

Yeux d’agouti

Yeux de crabe,

Que ferais-je avec ça?

Ça à côté des yeux de ma biche,

C’est le jour et la nuit

Les étoiles et les grains de sable »

Dénagnon ne dit rien. Il encaissa le coup et rentra chez lui sous les rires et persiflages du village, tandis que Dèdoté recevait les félicitations pour avoir défié le lépreux : « bien chanté!! Lui aussi, comment peut-il s’enticher d’une presque-sans-yeux? Autant rester célibataire. » Et les chants et les danses reprirent de plus belle.

 

 

Un matin, le ciel s’obscurcit. Le village était plongé dans le noir. Ceux qui osèrent regarder le ciel perdaient la vue, littéralement. Véritable catastrophe. On consulta l’oracle qui les renvoya vers Dénagnon, révélant que la solution était dans sa case. Grand attroupement chez le lépreux. Cris et pleurs dans sa maison. Il ne comprenait pas ce qui se passait. Hormis lui et sa femme, tout le reste du village était soit aveugle soit borgne. Un oiseau passa et lassa le message : « Allez-vous mettre à genoux devant la femme de Dénagnon et laissez-la plonger son regard dans le vôtre avant que la nuit ne tombe. »

 

 

 

 

Tous s’exécutèrent et recouvrèrent la vue sauf Dèdoté qui hésitait. Ses femmes et ses enfants le supplièrent : « vas-y! Fais-le pour nous.  » Sa plus jeune épouse, la dernière, menaça : « Dans notre famille, c’est un malheur que de vivre sous le toit d’un aveugle. Si tu t’entêtes, je te quitte ». La deuxième fit de même. La première était déjà sur le point de ramasser ses effets pour le quitter.

Il pleurait de honte se souvenant de tout ce qu’il avait débité sur la femme de son ami. Le soir approchait à grands pas. On le conduisit devant la femme du lépreux qui entonna le chant du mépris :

 

« Le chien a capturé une bête aux yeux de fourmi

Yeux d’agouti

Yeux de crabe,

Que ferais-je avec ça?

Ça à côté des yeux de ma biche,

C’est le jour et la nuit

Les étoiles et les grains de sable »

 

 

 

Puis elle ajouta : « Laisse le grain de sable t’éclairer pour que tu puisses contempler la beauté de ton étoile. Je suis Houématchi, la lumière qui brille toujours« . Mais il hésitait toujours. Avant qu’il ne se décide, la nuit était déjà tombée. La lune fit son apparition dans le ciel.

Le lendemain, Dénagnon se réveilla guéri de sa lèpre. Sa femme était investie d’une force naturelle. Dèdoté devint célibataire. Ses femmes étaient parties chacune chez ses parents ou chez son amant, en prenant grand soin de lui laisser les enfants. Houématchi et son mari eurent de beaux enfants. Et chez eux, plus l’ombre d’aucune maladie. Houématchi gagna l’estime de tous dans le village. Il obtint de son mari de nourrir les enfants de Dèdoté, en attendant que les dieux agréent ses sacrifices en faveur de son détracteur.

 

 

Aux yeux de tous, Denagnon et Houématchi étaient le couple dont il ne fallait pas se moquer. Dénagnon, la risée devenue salut fut celui par qui le salut arriva au village. Depuis ce temps à Hodonou, plus personne ne se moquait du handicap de son prochain, et beaucoup apprirent les bienfaits de l’humilité.

 

 

Destin Mahulolo

 

  1. Je ne pouvais ne pas lire ce texte d’un trait. Tant il était bien écrit, tant il était captivant. Je salue la plume de son rédacteur. Une bonne leçon d’humilité donnée et reçue. Mais bien au-delà de la leçon d’humilité, apparaissent bien d’autres qu’il faille considérer: la patience dans les épreuves, la persévérance et l’ardeur au travail de Dénagnon et le cœur humain de Houématchi pour ne citer que celles-là.
    merci père pour ce texte aussi littéraire qu’instructif.

    • Merci Edouard Tonou. Un bienfait n’est jamais perdu. Et on a toujours le temps de se repentir. Peut-être que Dèdoté aura une deuxième chance pour l’apprendre. Interrogeons Houématchi 😂😂😂😂

  2. Quelle joie de te lire, Léanaug Constantin DAHOUNSA ! Patience, persévérance, bonté. Tout est là. Bien vu. Le salut peut aussi habiter la case de l’ennemi.

  3. Très intéressante cette histoire. La leçon est claire. Le style choisi est bien aiguisé. Les noms des personnages disent leur nature. Merci cher Père.

    • Un réel plaisir de te lire, frère Judicaël. Les contes, c’est aussi corriger les mœurs en riant.

  4. Décidément, n’a pas menti celui qui disait  » Les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers ». Il nous faut vraiment la patience et l’humilité dans la vie. Dieu n’oublie pas les pauvres, et comme le dit si bien le proverbe: « C’est Dieu même qui chasse les mouches à l’animal dépourvu de queue ». Beau conte.

    • Bien plus, OBOE, « La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre angulaire ». On peut vous démolir, mais si la vie veut vous élever et valoriser, vos détracteurs seront obligés d’applaudir pour vous et de vous porter en triomphe tout en assistant, éberlués et déconfits » à votre gloire.

  5. Merci Judicaël pour la délicatesse. Puissions-nous faire mieux les fois à venir

  6. merci mon Père pour ce conte très instructif.
    la patience et l’humilité: les armes indispensables pour une vie saine.
    Dèdoté finira t il par reconnaître son erreur et se faire guérir?
    nous sommes soumis au niveau d’humanisme de houématchi pour le sors reservé à Dèdoté s’il se répentait