Bonjour les amis. Voici l’intégralité de la nouvelle de la semaine du 09 au 14 Octobre 2017 sur votre blog : « Gratitude»   de Destin  Mahulolo. Bonne lecture à tous et à chacun en compagnie de  http://biscotteslitteraires.com/.

 

Gratitude

Sènablo est différent des autres hommes volages, pères de famille et polygames précoces. Certes, il est un charmeur, mais il préfère la solitude, le célibat, du moins, ses choix l’y ont contraint. A quarante-cinq ans il n’est pas encore marié. Mais c’est un homme riche, immensément riche. On le voit par moment avec des femmes, mais leur amitié ne dure souvent que le temps d’un éclair. Sènablo a un problème. Il n’est pas comme les autres hommes. Il a essuyé plusieurs fois la colère puis la raillerie des filles qui lui avaient donné leur coeur. Afiavi est sa dernière conquête. Mais avant elle, il s’est lié d’amitié avec Alice, Chancelle, Bella, Bêti (Albertine). Aucune d’elles n’a réussi à faire fléchir son coeur. Elles ont compris finalement qu’il n’est pas comme les autres garçons. Sènablo a un problème : sa bûchette d’allumette est tombée dans l’eau[1]. Et cela constitue pour lui et ses parents une souffrance atroce. Il est devenu la risée de tout le village. C’est là un outrage, un défi. Ses parents ont consulté l’oracle, honoré les sacrifices prescrits, rien n’y fit. Mais un doute subsiste: « D’où lui est venue cette maladie? ». Ses parents attestent qu’il n’est pas né ainsi. Certainement on l’aurait envoûté à cause de sa beauté et de ses qualités. Mais qui aurait pu commettre pareille faute ?

Un matin, la radio passa une annonce publicitaire : un el hadj, revenu fraîchement de la Mecque avait le pouvoir de rendre la virilité à ceux qui en sont dépourvus. Il pouvait aussi guérir la stérilité. Parmi les bénéficiaires des soins de El Hadj, il y avait la neuvième maîtresse du préfet, et le sous-préfet. Ce dernier aurait détourné la femme d’un mécanicien. Et malheur pour lui, cette dernière n’était pas une proie facile comme les autres femmes. En effet le mécanicien avait « miné » sa femme. L’acte accompli, ce dernier rentra chez lui. Et depuis lors, sa virilité s’était éloignée de lui.

Quand Sènablo avait eu ces bonnes nouvelles, il avait compris que El Hadj pouvait le délivrer aussi. Car, il avouait être dans le même cas que le sous-préfet. Evidemment, sa bourse lui permet tous les plaisirs normaux et animaux, à en croire les plaintes de certaines de ces victimes dont certaines ont juré de ne jamais plus s’approcher d’un homme. Il y en avait qui n’entendent même plus parler de mariage de peur d’être violées une deuxième fois. Mais de toutes ces expériences, Sènablo ne savait pas exactement laquelle l’avait rendu pareil au sous-préfet. De toute évidence, la publicité de la radio l’enchante, vu aussi qu’il a consulté en vain beaucoup de guérisseurs et de magiciens. Il a déjà ingurgité toutes sortes de potions sans satisfaction. Toute son économie y est passée. Résultat, son affaire s’est atrophiée, rivalisant de taille avec celle d’un garçonnet. Et le pire, c’est qu’elle est demeurée comme un ver de terre. Depuis quand cela lui est-il arrivé? Il refuse de s’en souvenir.

 

Sènablo a réussi à entrer en contact avec El Hadj. Celui-ci l’a reçu avec tous les égards possibles.

– Bienvenu, illustre patient. Le salut est ici, dans les soins traditionnels.

– En effet, reprit Sènablo. J’ai parcouru toutes les pharmacies du pays, aucun médicament des blancs n’a réussi à me donner satisfaction. Or ce que j’ai là, wallai, je ne le souhaite pas à mon pire ennemi.

– Je te comprends, frère. C’est avec peine et tristesse profonde que je réalise le déchirement de notre monde, le monde noir qui, de tout son être s’élance à corps perdu vers tout ce qui ne relève plus de la tradition ! Quel malheur ! Sa situation exposée, le guérisseur posa son diagnostic.

El Hadj était en réalité un intellectuel converti en marabout qui ne s’offusquait pas du tout d’associer les esprits aux prévenances d’Allah qui semblait obligé de l’exaucer. Les esprits consultés étaient favorables à la requête de Sènablo. Il devrait recouvrer la santé sans grande difficulté. Mais subsiste un petit problème : les esprits révèlent que Sènablo avait des choses « dans le ventre ». Tant qu’il ne libèrera pas sa conscience, il ne saurait être exaucé. Quand El Hadj lui transmit le message des esprits, il entra dans une grande colère:

– Et que veulent-ils savoir sur moi, tes esprits?

– Il y a des blocages liés à votre vie passée. Et si on ne les lève pas, vous ne pouvez recouvrer la santé.

– Alors qu’attendez-vous de moi?

– Que vous parliez.

– Que je me mette à déballer devant vous ma vie?

– Les esprits n’attendent que vous pour vous délivrer. Et vous savez ce que vous avez à faire.

– Ok. Je suis Sènablo. Beau. Intelligent. Gentil. Pas très riche. Mais un peu quand même. Je suis malade à un endroit de mon corps où je ne devrais pas être malade. Je veux le salut.

El Hadj consulta ses esprits. Il lança des cauris. L’interprétation des signes révéla l’insatisfaction des esprits. Il dodelina de la tête comme un margouillat à tête rouge.

– Non ce n’est pas fini. Vous avez encore des choses dans le ventre. Vous n’avez pas tout sorti.

– Je suis là pour une confession ou pour recevoir des soins? Quelles sont ces manières-là? D’abord, pour qui vous prenez-vous? Je suis venu vous voir pour un problème de santé, et vous voulez fouiller dans ma conscience. Si j’avais besoin d’un psychiatre, je saurais à qui m’adresser. Savez-vous qui je suis?

A ces mots, il sortit sans écouter les explications de El Hadj. La nuit, il ne put dormir. Il se rappela que les devins qu’il avait consultés jusqu’à présent butaient tous sur le même problème: « vous avez des choses dans le ventre ».

– Nom de Tolègba, que me veulent-ils enfin, ces devins et leurs divinités? Mes viscères? Qu’ai-je dans le ventre et qui soit un obstacle à ma guérison?

 

Le lendemain, il prit des vermifuges de toutes sortes. Il fit trois jours de diarrhée qui lui fit perdre sa bedaine. Le septième jour, il ravala sa colère et se présenta de nouveau chez El Hadj. Le saint homme le reçut comme un ange d’Allah. Il lui fit ses excuses. Le marabout réitéra ses propos. Sènablo sourit et avoua au marabout s’être déparasité déjà et qu’il n’y avait plus rien dans le ventre. Bien plus, il avait jeûné depuis une semaine. Et puis à y voir de près, il n’y avait rien de suspect dans ses fèces. J’ai même pris des vomitifs. J’ai déjà tout sorti.

Le marabout ne se laissa pas distraire par les propos de Sènablo. Celui-ci, gêné par le silence du guérisseur lui demanda ce qu’il faut pour sa guérison :

– El Hadj, combien dois-je verser pour recouvrer mon « affaire »? Quels sacrifices me prescris-tu? Je suis prêt à tout pourvoir. Je pourrais même te léguer une de mes maisons en Europe, te faire voyager à travers le monde, te rendre heureux. Voilà.

– Vous êtes de ce monde, frère Sénablo. Vous êtes du monde moderne qui, avec ses vues étriquées, ne pense qu’accumulation des biens matériels, et continue d’engendrer une société encline au consumérisme.

– C’est trop peu pour toi, c’est ça hein? Alors j’augmente. Je te fais propriétaire aussi propriétaire de l’une de mes entreprises.

– Vous écoutez-vous parler? Je ne suis pas adepte de la mégalomanie, qui se décline en termes rugueux et nocifs de boulimie de l’avoir, cupidité aveuglante et rapacité ahurissante. Cette course folle et effrénée derrière ces biens qui ne franchissent même pas le seuil de la dernière demeure, s’affiche aux linteaux de nos consciences contemporaines comme les panneaux indiquant les grands dangers dont sont hérissés les différents boulevards du monde actuel. Monde immonde. C’est cela votre monde. Quand vous serez prêt à parler, je vous écouterai.

– Que veulent-ils savoir au juste hein, tes esprits? J’ai parlé, ils ne sont pas satisfaits; je me suis déparasité. Rien. J’ai jeûné, j’ai fondu, et pourtant, ils insistent. S’ils ne veulent pas me guérir, qu’ils me le disent, hein. Pourquoi me faire marcher comme ça? Savaient-ils au moins le nombre de femmes qui me chansonnent à cause de mon appareil en panne je ne sais depuis combien d’années ?

Il se mit à pleurer. « Si tes dieux savaient qui j’étais moi, ils ne me nargueraient pas. Ont-ils une idée de toutes mes conquêtes antérieures? Non je ne crois pas. »

– Continue, dis El Hadj. Vous voilà miraculeusement sur le bon chemin.

– De quoi est-il question? De mes aventures avec les femmes?

– Evidemment

– Les femmes me connaissent autant que je les connais. J’ai eu l’argent très tôt. Héritier et garçon unique. Les filles défilaient chez moi comme les mouches attirées par le miel. Je me souviens aussi avoir conduit dans la brousse de l’adultère la femme de mon cousin Ekanyé, et celle de mon oncle Eblawou. Elle avait des problèmes d’argent et plein de créanciers à ses trousses. Je l’ai aidée avec contrepartie assurée. Quant à la femme de mon cousin Ekanyé, c’était parce que la police la cherchait. Elle n’avait pas encore soldé tout l’argent que des structures de crédit lui avaient alloué pour son commerce. Je l’ai aidée à échapper à la police. Il y a aussi que sa fille aînée avait besoin d’aide pour payer des documents, et on s’y est mis ensemble. Les mineures que j’ai dévoyées dépassent certainement nombre des orteils et des doigts.

– C’est cela, vous y êtes presque. Continuez…

– Les jeunes filles ont besoin d’argent. Si tu leur en donnes, elles seront là pour toi. Pour tout. Or moi j’ai de l’argent. Donc… elles passaient régulièrement. Je sais que des élèves passaient la journée entière avec moi, tandis que leurs parents les croyaient en classe. Je ne sais si je dois parler de ma secrétaire, mais si ça peut faire plaisir aux dieux, je le fais volontiers. Ma première secrétaire est tombée enceinte de moi. Et comme le mari a eu quelques soupçons, quelques jours plus tard, nous assistâmes à ses obsèques. La jeune veuve avait sa consolation en moi, jusqu’au jour où je l’obligeai à avorter. Elle y perdit la vie. Ma deuxième secrétaire était pour moi source d’accroissement de richesse. Je devais mettre ses pieds dans la brousse pour accroître ma cote dans ma corporation. De même que j’ai eu à m’amuser un soir avec une folle qui se promène souvent devant ma société. Je ne vous dis pas combien cela m’a généré. Et puis, si cela peut plaire aux dieux, je vois avouer que la condition pour travailler dans mon entreprise, c’est d’honorer mon lit. Vous imaginez le nombre de femmes embauchées chez moi. Il y a aussi que je joue d’intermédiaire entre certains corps de métiers et des postulants. J’ai un quota de personnes à placer dans l’administration. J’offre souvent mes faveurs aux filles qui réussissent même avant d’avoir composé. Vous savez la condition: honorer mon…

– Oui, je vois, fit El Hadj, les dieux vous écoutent.

– Ceci, si les gens le savent, je suis mort. Dans ma corporation, pour gravir les échelons, il faut faire la chose avec les hommes aussi.

– Et vous avez refusé, n’est-ce pas?

– El Hadj, quand on veut la gloire, on est prêt à tout. Il y a pire. Des animaux aussi ont aussi honoré mon lit. Et c’est ce qui m’a rendu le plus célèbre. Mais depuis ces trois dernières années, je suis comme un lion édenté et dépourvu de ses griffes. Je ne sais qui m’a rendu inoffensif comme le lombric. Ça doit être mes concurrents, n’est-ce pas? En tout cas, j’ai fini.

– Non, pas encore. Le cauris blanc que j’ai lancé est tombé face contre le ciel. De même que l’eau déposée à même le sol dans la calebasse bouillonne encore. Quand vous aurez tout dit, le cauris tombera face contre terre, et l’eau refroidira.

 

Sènablo était dépité. « El Hadj, je crois à la fatalité. Car tout ce qui m’arrive me dépasse. »

– La vie nous donne toujours l’occasion de faire de bons choix. Tu sais, frère, notre vie est comme un miroir promené le long de l’histoire et de notre histoire. Cette vie, en somme, ne se définit en amont et en aval que par la trajectoire que, dans leur déploiement, nos actes et notre volonté, nos motivations et facultés intellectuelles et psychologiques, lui imposent. A cet effet, aucun acte ne saurait être gratuit ni fortuit, tout comme aucune vie n’est le fruit d’événements contingents qui se conjuguent avec le coup de pouce du hasard pour la générer. Rien n’est gratuit.

– Justement, tout est voulu par une volonté qui nous dépasse et nous surpasse tous infiniment et indéfiniment, mais qui curieusement ne passe et ne passera jamais. Elle est de tout temps et de tous les temps, immuable, immutable.

– Cette volonté n’est pas celle d’Allah. Il est bon, lui. Réfléchissez encore et sortez tout ce que vous avez dans le ventre. Je vois du sang dans l’eau de la calebasse.

– Du sang?

– Oui du sang.

– Il y a que beaucoup de filles ont été obligées d’avorter pour préserver leur vie. Celles qui n’ont pas voulu obtempérer ont dû rejoindre l’au-delà.

– Et pourquoi?

– C’est un pacte. Je ne dois pas avoir d’enfant avant quarante-cinq ans. C’est ce que disent les textes de notre corporation. Il y a quelques mois, j’ai rencontré l’âme sœur, et au moment de passer aux choses sérieuses, je suis bloqué. Je veux avoir à présent un foyer, et des enfants. C’est le moment. Voilà qu’à cause de mon état actuel, toutes les filles se moquent de moi. Ma dulcinée m’a abandonné, mettant sur la place publique mon handicap. Je croyais que c’était elle qui m’avait envoûté. D’autres filles sont passées. Je n’ai rien pu pour elles. Et je suis devenu la risée de tous.

– Ce n’est pas fini.

– Il y a quelques années, j’avais obligé une fille à aller avec mon chien. J’ai filmé la scène que j’ai remise à notre patron. Cela m’a valu une promotion. Mais j’avoue que la fille n’a pu bénéficier de l’argent. Son cadavre a été retrouvé le lendemain dans la mer. Les deux lycéennes égorgées dont la presse avait parlé, il y a quelques années, leurs organes ont servi à la consolidation de notre clan dont je suis devenu le vice-président.

– Auriez-vous été proche de l’une des femmes d’un certain mécanicien?

– Celui qui aurait été cocufié par le sous-préfet?

– Oui

– Je ne saurais le nier.

– Je vois. C’est le frère du Maître des Marabouts et Sorciers de ce pays.

– Walaii, je suis fini.

– Vous êtes dans de sales draps. Mais courage. Espérez.

El Hadj lança de nouveau les cauris. Le blanc tomba face contre terre. L’eau refroidit automatiquement. Sènablo transpirait à grosses gouttes.

Le marabout consulta ses esprits: « Ceci n’est pas une mince affaire ». Mais aussi longtemps que je serai El Hadj Ibn Gafarou, tu recouvreras la santé. Les dieux veuillent nous exaucer.

– Amina, fit Sènablo.

– Le prix à payer est d’autant plus lourd qu’un des plus grands sorciers de ce pays s’est senti sali par votre acte. En délivrant le sous-préfet, j’ai dû perdre tout mon bétail, et l’usage de mes membres, de mes yeux  et de ma langue pendant plus de deux ans.

– Houm

– Rentrez chez vous, c’est fini pour aujourd’hui.

 

 

Deux semaines plus tard, Sènablo se réveilla un matin en forme. Il n’en croyait pas ses yeux. Il venait de recouvrir sa jeunesse printanière. De nouveau, le lion a commencé à rugir en lui. Tout est normal. Le forgeron peut encore forger. Il courut chez El Hadjh. Une odeur pestilentielle l’accueillit au portail. Il vit alité le marabout assis, envahi per une horde de mouches. Il avait au mollet une plaie large comme une paume de main. Il avait aussi perdu son acuité visuelle.

– C’est le prix que j’ai dû payer pour vous délivrer, cher Sènablo. L’offense était impardonnable. Cette fille retrouvée morte dans la mer, c’était la petite-fille du grand sorcier. Vous êtes allé trop loin.

– Je suis désolé, El Hadj. Je suis prêt à honorer la facture.

– Non, c’est gratuit, j’ai payé pour vous.

Sènablo était redevenu la coqueluche de la ville. Toutes les femmes qui avaient appris son infirmité et s’en étaient moquées étaient revenues à l’assaut. Mais elles étaient rentrées désillusionnées. Sènablo se savait redevable à El Hadj. Chaque jour, il lui rendait visite. Il était devenu comme un ami pour lui.

Six mois plus tard, Nanfi MasƆgblé, la femme de El Hadj tomba enceinte. Cela coïncidait avec le temps que dura la maladie du marabout. Cette grossesse avait un auteur, un homme qui n’était pas comme les autres: Sènablo. Quand El Hadj apprit la vérité, sa tension monta tout d’un coup. Ses yeux devinrent rouges. Il faillit s’évanouir. Pris d’un grand vertige, il s’assit, et se mit à réfléchir à quelle décision prendre… Dans sa tête résonnait le proverbe : « C’est celui dont tu guéris l’impuissance qui te prend ta femme  » (Amadou Kourouma, « En attendant le vote des bêtes sauvages »)

 

 

 

 

Destin Mahulolo

[1] Euphémisme pour désigner l’impuissance