Des amis peinaient à décliner leur identité tout seuls, et la maîtresse les y aidait par des questions. Quand vint mon tour, de ma plus belle voix, je dis :
***
Moi, je m’appelle Émeraude Tognidi, mon père s’appelle Jacques Tognidi, il est pilote et ma mère, Jocelyne, est professeure au collège. J’ai trois ans et demi. L’intérêt que prit ma maîtresse à mon élocution se voyait manifestement à la brillance de ses yeux et à ses lèvres qui libéraient progressivement un sourire amusé et bon enfant.
– Es-tu née ici ?
– Non, Maitresse! A Gozon, dans une ville située un peu loin d’ici, dis-je d’un air dépité, exprimé par mes deux mains ouvertes, paumes face au plafond.
– Il paraît même que je suis un phénomène de naissance. Je suis née à la même heure, le même jour et dans le même mois que ma mère. Je lui ai volé son anniversaire, dit-elle tout le temps.
– Et tu as grandi ici ?
– Oui, madame! Un peu à Gozon d’abord, ensuite, un peu au quartier Minhébou ; nous habitons actuellement, mes parents et moi, à Sossogan.
– As-tu des frères et sœurs ? me demande-t-elle, à ma grande surprise.
– Je devais en avoir à mon âge ! m’étonnai-je. Non ! Mais mes parents pensent m’en donner un. Moi, je souhaite avoir un petit frère pour le faire manger comme Rosine, ma poupée.
Probablement conquise par ma prestance, ma maîtresse commanda à mes amis de faire un banc pour moi. J’en fus si transportée de joie que, oubliant que nous étions en classe, je quittai rapidement ma rangée, me mis face à la classe, fis des révérences, ponctuées de plusieurs merci, comme je le voyais souvent faire aux artistes applaudis par un public d’admirateurs. Aussitôt une clameur monte de la classe, poussée par ces petits poumons éblouis par ma prestation : Mero ! Mero ! Mero ! Mero ! Et notre maîtresse abasourdie, en resta hébétée. Car je marchais, me déhanchant comme un vrai mannequin dans un défilé de mode. On eût dit qu’un bel ange me commandait des gestes appropriés de conquête d’un public dont j’avais oublié l’espace d’existence, la classe. Notre liesse ameuta la maîtresse de la classe voisine et le directeur qui me surprirent dans ma performance. Sous les Mero de mes amis, je changeais de postures, je variais mes gestes et mes deux nouveaux admirateurs restaient plantés, les bras ballants, baignés dans un plaisir indicible. Non contente d’applaudir, ma maîtresse disait comme dans une rêverie
– Regardez-moi ça ! Mais voyez-la ! Qu’elle est lumineuse ! Qu’elle est douée ! Directeur, n’est-ce pas ?
– Si ! murmura l’autre en remuant la tête dans un mouvement pendulaire. Elle est douée, reconnut-il, elle est vraiment douée.
Mais la sirène retentit à nouveau, mettant fin au spectacle et nous appelant au repas du midi. Il n’était guère meilleur que le petit déjeuner. C’était moyo d’akassa et d’aileron frit, accompagné d’un jus de tomates et d’oignons. On était servi dans notre classe. Je frissonnais à la vue de cette sauce dont je ne mangeais jamais les constituants avec mes parents. Cependant, je croquai la viande avec un peu d’akassa et bus encore de l’eau à ma gourde.
Des femmes viennent desservir nos tables et les nettoyer ; elles vaporisent un déodorant qui emplit la salle de son parfum de lavande fraîche. Après quoi, elles étalent des nattes qui devaient nous servir de couchettes pour la sieste. Notre maîtresse était déjà partie, probablement chez elle. Une agréable sensation de mon trémoussement d’il y a quelques instants me coulait encore dans le corps et m’empêchait de me concentrer pour dormir. Ryane, Fifamè, Kétia et Babatoundé s’étaient arrangés pour se mettre dans le même secteur que moi, ils cherchaient à savoir où j’avais appris toute ce que je faisais.
– Mon éducation est mixte, confiée à deux instances, la télévision et mes parents, leur dis-je, imbue de ma personne. Quand ils sont présents à la maison, l’un ou l’autre, mon père et ma mère deviennent mes compagnons de jeu. Je les questionne, réponds parfois à leur place, je les transforme en auditeurs de mes discours improvisés, ou en spectateurs de mes prestations de chants ou de défilés de mode. Et ils s’y prêtent avec un plaisir bon enfant. La télévision, elle, supplée leur absence. J’y ai droit deux à trois heures par jour, comme vous tous probablement ; pour cela, la télécommande en main, je zappe, sans ménager le poste téléviseur, de dessins animés en dessins animés, de chaînes de défilés de mode en chaînes éducatives. Je connais presque tous les canaux par leur numéro, parfois les horaires du passage de mes émissions préférées.
– Taisez-vous les amis, pour vous reposer, dit une voix douce. Si vous ne vous taisez pas, je ferai venir le directeur ; il va vous frapper.
Obtempérant à la menace, je baissai la voix si fortement que mes amis ne m’entendaient plus ; Ryane ne captait plus rien de mon récit, il protesta. J’élevai un peu la voix et continuai.
– Les chaînes de distraction ont ma préférence ; ce sont : Disney Channel, Teletoon +, Piwi, GulliAfrica, Nickeledeon, Tiji, canal family, etc. Sam le pompier, Nina et Tom, T’choupi, Sam sam le héros cosmique, La belle au bois dormant et le Prince charmant, etc. représentent quelques-uns de mes héros préférés. Les chaînes pour adultes avec des films de violence ou d’autres inspirations me sont interdites d’accès et mon oncle y veille scrupuleusement, peut-être un peu trop parfois.
– Mero, fais attention à toi, dit la tata. Je vais te faire changer de place. Tu empêches tes amis de dormir. Tu n’es pas gentille.
J’étais intriguée que cette dame que je ne connaissais ni d’Adam ni d’Eve dise tout de go mon prénom. J’en tremblai. Sa menace sonna dans ma tête comme celle de mon oncle quand nous faisions une dispute autour de la télé. En effet, jeune homme taciturne d’une trentaine d’années, tonton Toundé était gentil, mais avec un fond de mesquinerie qui contrastait fort avec sa bonhomie. Il prenait trop à cœur son rôle de gendarme et d’arbitre. Comme je ne savais pas encore lire l’heure, il décrétait sans aucune logique à ma connaissance la fin provisoire de ma distraction de la matinée, me faisait manger et me mettait au lit pour la sieste. J’opposais parfois une résistance farouche à cette façon cavalière de me traiter. Un jour, une altercation avait éclaté entre nous deux. Je savourais, en effet, les méchants tours que se jouaient les deux chenapans de Tom et Nina, lorsque mon oncle avait surgi de je ne savais où, m’avait pris la télécommande et éteint le poste.
– Mais ! que fais-tu ainsi ? m’étais-je étonnée presque folle de rage.
A SUIVRE…
Ascension BOGNIAHO