« La ronde des ombres » est le récit des tourments du Président Sylvestre, autocrate confronté à une conjonction d’évènements qui lui font redouter sa chute. L’opposition et le peuple,naguère soumis et indolents, se réveillent ;des ombres mystérieuses le harcèlent nuit et jour. Adepte de l’occultisme, il ne voit autre chose dans l’irruption des ombres qu’une agression : « Pétri de superstition, farci de croyances, féru d’occultisme, il ne chercha pas l’origine de son mal ailleurs que dans le complot de quelque invocateur des forces de la nuit[…] S’il ne craignait rien des velléités de le supprimer par les armes, car sa garde, mieux entraînée et mieux équipée que les autres corps de l’armée, les dissuadait, il avait tout à craindre de la magie noire, contre laquelle la garde la plus sûre était impuissante » (p.14). C’est donc naturellement vers les occultistes qu’il se retourne pour mettre un terme au ballet des ombres et de tenter de ramener l’opposition à l’ordre. Ses conseillers en la matière, Mamou Cocton et Vieux Faugon l’ont toujours sorti de situations inextricables.

Cette fois, malheureusement,rien ne fonctionne. Sylvestre désenchante, l’angoisse l’étreint : « Ses oreilles bourdonnèrent. Un voile obscur lui troubla la vue. La sueur perla sur ses tempes. Mal campé sur ses jambes tremblantes, il s’appuya contre un arbre. Un abîme semblait s’être ouvert sous ses pieds » (pp. 71-72). Les assises de son pouvoir s’étiolent, il voit se préciser la bascule de son destin : « Tout le long du trajet vers Brazzaville l’idée qu’il vivait ces retournements de fortune, que les augures prédisent avec au fond des yeux et sur le pli de la bouche horreur et désolation mêlées, s’était ancrée en Sylvestre» (p.75).

Seulement, c’est confronté à l’inédit que l’esprit exprime sa réelle mesure.Gagnant alors en souplesse et en puissance, ainsi un boxeur acculé dans les cordes, il se soustrait avec hardiesse des arrêts du sort. Au fond du gouffre, la pensée de Sylvestre,émoussée par les urgences politiques,retrouve sa vigueur et fournit l’esquisse d’un dénouement au vieil autocrate : « Il éprouva de la gratitude envers son humeur favorable à l’introspection. Elle ressemblait par ses effets à la caresse d’une brise inespérée dans la nuit moite et suffocante d’une ville humide et poisseuse. Sa lucidité retrouvée, sa situation se présenta dans toute son étendue. […] Il ne trouva pas mieux pour se tirer d’affaire que d’amorcer de profonds changements dans sa politique ».

Une galerie de personnages donne de l’épaisseur au récit et lui apporte ce foisonnement de couleurs qui lui confère son aspect pittoresque. Mamou Cocton d’abord. Conseillère en sciences occultes de Sylvestre, amie et conseillère spéciale informelle, elle est pressentie pour orchestrer les changements envisagés. C’était sans compter sur la crise que traverse cette femme trouble en proie à un conflit interne aigu. Dans le sillage de la conseillère se déploient d’autres figures. Le marabout Moussa Dramé, le lettré Ebara, Asta Guerra l’ancien enfant des rues, Véronique et Paul. A travers leur résistance, leurs espoirs ou leur soumission, ils brossent la fresque en clair-obscur d’une société gangrénée par la mal gouvernance. Pauvreté, faillite du système éducatif, chômage endémique, dérèglements de toutes sortes,déferlent dans leurs trajectoires. Enfin il y a Bruno, garde du corps et homme de main du Président. Intrigué par la physionomie tourmentée de Sylvestre accablé par la réflexion, ce farouche partisan de la dictature se plonge dans les arcanes de la politique du pays. Son enquête lui révèlera les cruciaux enjeux qui en sont la cause.

Portée par une langue imagée et vivante, éclairée par des touches d’humour et de gaieté, « La ronde des ombres« ,  roman de la griserie du pouvoir, est aussi celui du tragique d’une humanité prise dans les mailles des certitudes et des fausses évidences.

En vous invitant à vous procurer ce livre puissant et très illustratif de la démocratie sous les tropiques, je vous propose un petit extrait: « 

« D’où lui avait poussé l’espoir que Sylvestre revînt sur son rejet catégorique des revendications de l’opposition, qui acceptées mettraient fin à sa monarchie de fait ? Pour lui la démocratie n’existait effectivement nulle part. « Regarde la gueule qu’elle a ta démocratie ! lui avait-il fait remarquer au cours d’une conversation. Une gueuse dont personne ne veut, sauf les moins nantis. On en donne l’illusion aux peuples à travers un pluralisme de pacotille. Tandis que des machinations de toutes sortes biaisent le prétendu libre choix des masses subtilement détournées des affaires de la cité, celles-ci croient en des chimères. Leurs suffrages pèsent autant qu’une plume. Le transfert de souveraineté est une fable pour imbéciles. Le peuple pourrait-il transmettre ce qu’il ne possède pas ? La séparation de pouvoirs ! une arnaque ! Les démocraties en ce siècle étrange ne sont que des trompe-l’œil au service de quelques grands intérêts. La presse appartient aux riches, qui possèdent les politiques et contrôlent la justice. Et la liberté, quelle belle idée ! mais malmenée par les héritiers de ses théoriciens. Sa dégradation en libertinage donne si bien le change que personne ne remarque la supercherie. La liberté, mon amie, est prisonnière d’un ogre, un monstre plus subtil que les tyrans du siècle dernier. Il n’a pas les moustaches de Staline, ni le ventre de Mao, ni la barbe de Castro.« 

Joël Lopes