« L’esclave » de Félix Couchoro

« L’esclave qui n’est pas capable d’assumer sa propre révolte ne mérite pas que l’on s’apitoie sur son sort... » dixit Thomas Sankara.
Mais qu’en est-il de l’esclave libéré, aimé, choyé, considéré comme un fils, un utérin et qui au nom de la faiblesse de l’Homme face à la passion et à l’ambition se métamorphose en empoisonneur, en inceste, en assassin et en fratricide ? Cet esclave mérite-t-il que l’on s’apitoie sur son sort ?
Premier ouvrage de la littérature béninoise, « L’esclave » de Félix Couchoro, paru à Paris aux éditions de La dépêche africaine en 1929, est une trame où s’entremêlent les grandes passions Humaines : « l’Orgueil, l’Ambition, la Haine, l’Amour, pour ne point les citer toutes » p.15
L’histoire se déroule sur les bords du fleuve Mono, à Huntigomé, un village du sud Bénin. Un espace séduisant, fertile, riche de son paysage, de ses plantations de palmerais, où vivent tranquillement et heureux les natifs du lieu. C’est dans ce décor paisible, loin des réalités d’outre-mer, que Komlangan, héritier de feu Komlangan son père, prend en mariage la belle et ondulante Akoèba pour quatrième épouse. Son frère Mawoulawoé, jadis esclave, puis acheté, libéré et choyé par le défunt père, était le majordome de la maison. Il veillait aux moindres détails de celle-ci. Très tôt après l’effervescence des festivités du mariage, entre la nouvelle mariée et Mawoulawoé nait un feu brûlant, que d’abord ils essayeront d’ignorer puis ensuite qui les consumera. Pourtant aimée et estimée par son époux, Akoèba ne pût retenir ses sentiments envers Mawoulawoé. C’est au retour d’un jour de marché, derrière un buisson qu’ils goûteront les premiers délices de leur amour. Puis lorsque Komlangan fera une excursion pour honorer un devoir qui l’appela, nos deux amants jouiront de leur passion jusqu’à ce que grossesse en survienne. « Le corps fatigué, ils se reposaient de leur ébat quand cinq mots tombaient de la bouche de la jeune femme, cinq mots redoutables :
– Je suis enceinte de toi » p. 104
Cette confession ne fit pas celle d’une bouche a deux oreilles mais à quatre oreilles. En effet, Dansi la femme de Mawoulawoé à l’affût, suspicieuse depuis un moment, entendit le secret. Elle menaça, visage découvert puis passa le secret à son amie Koffiwa avant de tomber sous le coup d’une mystérieuse maladie. Koffiwa, la langue pendante, voulu à son tour livrer le lourd secret à Komlangan revenu de son voyage lorsqu’elle fut stoppée nette dans son élan : morte empoissonnée. Dansi à l’heure de sa mort pardonna et demanda pardon à tout le monde sauf aux deux amants avant de tirer sa révérence. L’enchaînement des événements ne laissa pas impassible Komlangan qui eut d’abord des doutes puis des certitudes sur ce qui se tramait dans sa maison le soir où sa tendre et hypocrite femme lui fit part de son état de grossesse. Il subit aussitôt le fouet de la mort maniée par son propre frère, l’esclave : fratricide. La mère de Kodjo première épouse de feu Komlangan ne mit pas longtemps à deviner à son tour le secret. La naissance du bébé confirmera ses doutes. Désormais sans mari, elle et son enfant sont traités en étranger dans leur propre maison par l’esclave parvenu. Mais très vite, le fils aîné de feu Komlangan, Gabriel, le fils de sang, jadis parti faire ses études au Congo revint à la source et rétablit l’ordre des choses dans la maison de son feu père. L’esclave derechef courba l’échine, histoire de mieux rebondir. De ses ébats avec Akoêba, émergea un nouveau ftus. A qui attribuer la paternité cette fois ? L’enfant ne verra jamais la lumière du jour puisqu’avorté de concert par les deux amants lors d’une randonnée nocturne. La santé d’Akoêba après cet acte ignominieux commençait par dégringoler à petits feux. Elle finira par être clouée au lit et c’est là, aux pieds de son lit que Gabriel sut la cause de sa maladie. Elle confessera ensuite tous ses secrets l’unissant à l’esclave, le rôle de chacun deux dans les événements survenus. Elle passera de la vie à trépas et l’esclave rongé par le chagrin, tourmenté par la voix de la conscience deviendra à petits feux fou avant de se pendre dans sa propre chambre. Ces évènements passés, la vie sous le soleil nouveau qu’incarnait Gabriel, marié entre temps repris petitement mais merveilleusement.
Dans ce chef-d’oeuvre, Félix Couchoro a touché du bout de son encre à des thèmes intemporels comme l’amour, l’inceste, l’esclavage, le fratricide qui existaient depuis la création de l’espèce humaine. De ce fait, il se fait un objecteur de conscience. En alternant les événements heureux et conflictuels, l’auteur met en prise deux antagonistes sempiternels : le bien et le mal, l’ombre et la lumière. Par ricochet, l’on s’aperçoit qu’à travers le personnage ténébreux qu’incarne l’esclave et celui lumineux que personnifie Gabriel, l’auteur semble insinuer et évoquer la situation de l’Afrique et de l’Europe : l’un porteur de lumière, l’autre occulte, tapis dans l’ombre. Tous les personnages donc, de par leur rôle apportent une couleur spéciale à l’oeuvre : Maman Kodjo qui incarne la patience, Akoêba la déchéance, Mawoulawoé l’ambition démesurée, Gabriel la lumière. Tous ont donné à cette trame une saveur particulière grâce à la singulière plume de leur créateur qui a su mettre chacun deux dans la peau qui leur convenait.
Le romancier, nouvelliste, essayiste, scénariste Felix Couchoro, père de la littérature béninoise détient dans son palmarès un nombre impressionnant d’ouvrages. L’esclave, son premier roman couvre environ 300 pages et est constitué de deux parties comportant chacune sept chapitres aux titres aussi évocateurs qu’attrayants. L’oeuvre est écrite dans un style frugal et son expression tire sa source dans les profondeurs linguistiques de son auteur. L’auteur charme et interpelle par intermittence son lecteur et fait ainsi de ce dernier le témoin de son histoire. Il lui transmet un paisible plaisir de lecture ponctué par des valets de lyrisme qui emportent le lecteur par leur délicatesse.
Premier ouvrage de la littérature béninoise, « L’esclave » de Félix Couchoro est paru à Paris aux éditions de la dépêche africaine en 1929. Son auteur, partagé entre la presse et l’écriture littéraire est l’un des plus féconds de la littérature béninoise. Il aura écrit vingt-deux romans dont « Amour de Féticheuse », « Drame d’amour à Anécho » ou encore » L’héritage cette peste ».
Roméo Deka.