Bienvenue dans l’univers singulier de Amadou Hampaté BA, cet écrivain prolixe à la plume succulente. Aujourd’hui, je voudrais vous parler d’un livre intéressant, que vous allez adorer: « L’étrange destin de Wangrin » écrit en 1973 et qui remporta le Grand prix littéraire d’Afrique noire en 1974.

L’histoire de ce livre se déroule à une époque où la colonisation battait son plein sur les terres africaines. Fidèle aux paroles mêmes du héros de l’ouvrage, l’auteur nous livre ici le singulier récit de la vie pour le moins très atypique de Wangrin. « C’est alors qu’un soir il me dit : « Mon petit Amkoullel, autrefois tu savais très bien conter. Aujourd’hui, tu sais écrire. Je vais donc te raconter ma vie. Tu la prendras en notes et plus tard, lorsque je ne serai plus de ce monde, tu en feras un livre qui pourra à la fois divertir les hommes et leur servir d’enseignement. Mais je te demande expressément de ne pas mentionner mon vrai nom, afin que ma famille n’en tire ni sentiment de supériorité, ni sentiment d’infériorité, car il y a les deux dans ma vie. Tu utiliseras l’un de mes noms d’emprunt, celui que j’affectionne le plus : Wangrin. »  ». L’homme était bambara de souche, descendant de la noble caste des forgerons. Bien moulé dans la tradition de ses pères, il avait par surcroît eut le privilège -forcé- d’être formé à l’école française où il se distingue parmi tous par sa facilité à parler et écrire la langue du colon. Fort de cette nouvelle éducation, il fut missionné à Diagaramba pour former à son tour les futurs cadres noirs de l’administration coloniale. Là-bas il séduisit par sa brillante maîtrise du français le commandant du cercle qui ne rechigna pas un seul instant à se débarrasser de son ancien interprète pour s’attacher les services du jeune cadre. Investi de ce nouveau poste oh combien important et prestigieux à l’époque, Wangrin devint le second homme fort de Diagaramba, n’hésitant pas à user de diverses magouilles pour s’enrichir. Malheur à lui, on s’en aperçut et il fut traduit en justice. Mais usant d’un génie ahurissant, il parvint à se tirer d’affaire, allant jusqu’à confondre un cadre blanc, monsieur le comte de Villermoz dont il s’attira la haine cordiale. Vint inévitablement l’affectation à Goudougaoua mais avant l’escale au cercle de Yagouwahi où servait comme interprète un autre Bambara, Romo Sibedi. Impressionné par l’opulence et l’aise de ce dernier, Wangrin inventa une ruse satanique pour le déloger et lui ravir son poste. La guerre fut désormais déclarée entre les deux hommes. Mais dans ce démêlé fratricide, l’ingénieux Wangrin qui ne tarissait pas de roueries dominait clairement les débats, démontant l’un après l’autre tous les pièges tendus par Romo pour le perdre. Mais jusqu’où ira-t-il dans ses fourberies, ce Wagrin « éminemment intelligent, truculent au superlatif absolu » ?

 

Ce livre grandiose de Ahmadou Hampaté BA raconte une histoire difficile où il met en scène la condition humaine. En musulman convaincu, il croit à la rétribution et cela se reflète dans cette œuvre où Wagrin connait une triste fin. Et en plus de traiter de la destinée humaine, de la vie, de la finalité de l’existence humaine, il met en exergue cette époque coloniale dominée par l’impérialisme français qui ne tolérait ni résistance révolte. La plupart des chefs africains à l’époque s’étaient tous pliés, dociles sous le joug colonial. Et on le voit sous sa plume, la colonisation et l’impérialisme se font toujours sur fond de racisme, de mépris de l’autre race, d’abus et de violences de tous genres. Villermoz ne traita-t-il pas Wangrin de « sale nègre » ? (page 78). Et avec quel mépris Arnaud de Bouneval traitait-il ses administrés qu’il cravachait à volonté !? (Page 171).

Ce roman de Amadou Hampâté Bâ est sans aucun doute l’un des plus captivants et des plus accomplis que j’aie jamais lus. Désopilant, rocambolesque et truculent, autant que l’est le héros Wangrin dont je ferais volontiers l’une de mes idoles, malgré son caractère contrasté: sournois et aimable, généreux et fourbe. Mais au-delà du simple récit d’une vie, c’est tout un portrait de l’Afrique Occidentale Française que nous dresse l’auteur, un portrait haut en couleurs et si impeccablement réussi grâce aux témoignages recueillis de la bouche même du héros et de toute une armée de griots bien instruits des réalités d’alors. Le style employé est clair et compréhensible. Amadou Hampâté Bâ a su transformer avec art de simples témoignages oraux en un véritable chef-d’œuvre écrit. Une question subsiste cependant: l’auteur aura-t-il donc si banalement réussi la très délicate tâche de faire la juste transition entre oralité et écriture?

Wangrin, un homme, un héros, une drôle de légende au destin carrément étrange. Amadou Hampâté Bâ a réussi le double coup de nous faire découvrir à la fois un homme singulier et une Afrique coloniale qui aura abrité des hommes et des femmes dont la vie captive et impressionne encore.

 

Junior Gbeto est étudiant à l’Université d’Abomey Calavi (UAC) où il se forme en administration culturelle.