Il est une occasion dans l’année, hormis les funérailles, où l’alcool coule à flots et où les animaux versent leur sang pour la joie et le plaisir des papilles gustatives des hommes. Il est une occasion spéciale où l’on peut manger en un seul jour tout ce que l’on est censé manger pendant toute une année : les fêtes de fin d’année. C’est le moment idéal pour les femmes de se mesurer sur le ring des recettes culinaires.

La concurrence est rude dans les concessions. Ce n’est jamais une petite gloire pour une femme que de s’attirer les compliments des hommes qui, après avoir mangé leur repas, rotent bruyamment et sourient en signe de satisfaction. Goûter à plusieurs mets à l’occasion des fêtes de fin d’année chez nous, c’est ce qui est tout à fait normal. La gastronomie ici est très simple.

Point n’est besoin de s’embarrasser des questions biscornues et superflues comme l’entrée, la taille des carottes, la couleur des choux et des concombres, etc. La logique est claire : les feuilles sont faites pour les moutons et non pour les hommes. Un homme normal ne se peut se contenter d’imiter le mouton en se gavant comme lui d’herbes vertes domestiquées dans des assiettes et arrosées de vin aigre sauté à l’huile et au citron. Ici on attaque directement, on va droit au but et on affronte les plats résistants. Mais on n’oublie jamais le début du commencement : le rituel sacrosaint de l’apéritif. Il faut rendre hommage au génie humain qui a pensé et établi que du palmier pouvait provenir ce qui ne laisse aucune mine indifférente : le Soɖabi (« So that’ll be », dans sa version anglaise).

Il faut bénir Dieu pour toutes les liqueurs que les hommes ont pu extraire des plantes. Boire un coup, c’est toujours, se saouler un peu et dormir comme un cadavre, c’est toujours mieux que la guerre. Car le seul lieu où réside la vérité, c’est encore dans le talokpémi. Même les latins lui ont dédié toute une maxime : « In vino, veritas, la vérité se trouve dans le vin ». Donc, c’est après la vénération du petit ver qui sert à parcourir toutes les bouteilles aux constituants magiques que l’on honore les talents culinaires des femmes.

Ainsi peut-on se voir servir tour à tour la pâte de maïs, pâtes alimentaires, Akassa, ablo, amiwↄ, gnomlin, ɛba, monlikoun, voandzou, le tout accompagné de poissons d’eau douce, de poulets bicyclettes, de poulets-morgue, poissons de mer. Dans les mêmes sauces claires, mantindjan, man-yiyan, sauce longue (gluant chez les frères de Gbagbo et Ouattara), vivent en parfaite harmonie les viandes de chat, de chien et de rats, sauces surnagées par un torrent d’huile où clignotent piments verts, oignons, œufs de perdrix, de pintade et de poulet garçon (c’est la nouvelle donne : les deux sexes pondent aujourd’hui : poules et coqs). Et c’est là que l’on comprend que le seul endroit où chiens et chats, chats et souris, puissent vivre en paix sans s’agresser mutuellement, eh bien, c’est la sauce. Par ailleurs, si le hankpɛtɛ et le gbↄkpɛtɛ manquent au rendez-vous, c’est qu’il n’y a pas eu fête. Et ces deux messieurs, le cochon et le mouton, on peut les avoir sous toutes les formes : cochon et mouton braisés, grillés, frits ou bouillis. C’est un tel repas que Shoupina a concocté pour son Bébéchou qui a donné rendez-vous à tous les vendeurs de kolas du Canton de Toukpin-Agbagbé, lui-même étant le Président Général des Producteurs et Vendeurs de Kolas dudit canton.

Pour recevoir ses amis de la « Goro-Company », tous ces mets étaient au rendez-vous. Avant que la « Goro-Company » n’arrive, Shoupina prit soin de donner à manger à tous ses enfants afin qu’ils ne dérangent pas les convives de son mari. Connaissant bien son deuxième garçon, Djossou Aguia’nkpa dont les talents à tables lui ont permis d’atteindre un record imbattable, elle le nourrit suffisamment, deux trois fois plus que les autres. Ensuite, elle leur intima l’ordre formel de ne pas déambuler devant le nez des invités quand ils seront là, surtout à Djossou Aguia’nkpa qui avait besoin de repos, à cause du match important à jouer le soir, lui le gardien de l’équipe. Il faut le dire, Djossou Aguia’nkpa était un garçon qui se rassasie difficilement. Le repas que finiront avec peine les bûcherons et les forgerons, cela lui suffisait à peine. Quel talent ! Véritable cadeau des Dieux ! Sacré fils, terreur des greniers de la famille et danger permanent pour les réserves de nourriture de la maison. A plusieurs reprises il avait déjà honni ses parents devant les convives en venant pleurer jusqu’à ce qu’on lui serve de la nourriture. Dans la rue, il ne ménageait aucun effort pour quémander de la nourriture, et c’est tout naturellement qu’il tendait la sébile à l’école. Tonneau jamais rempli, il pouvait se planter devant les vendeuses de l’école et dire tout en pleurant qu’il n’avait rien mangé depuis la veille et qu’il avait faim.


Quand arrivèrent les invités, Shoupina et Bébéchou les installèrent. Les hostilités gastronomiques pouvaient commencer ; il y avait tellement de mets à honorer qu’il était inutile de perdre le temps dans les salamalecs. Pendant le repas, une silhouette fit son apparition : Djossou Aguia’nkpa. Son père le toisa, mais, lui, têtu affronta le regard de son père et s’installa au milieu des convives. Sa mère, exaspérée, réussit à le déloger du cercle des Producteurs de Kolas.
Quand la  » Goro-Company » se retira, Shoupina installa Djossou Aguia’nkpa au salon et déposa devant lui une grande bassine. En trois minutes, la bassine était remplie de nourriture : riz, haricot, pâte de maïs, voandzou, gnomlin, viandes de mouton, de porc, de poulets, œufs de toutes sortes. Elle déposa à côté un grand plastique d’eau et une glacière de boissons. Elle lui intima l’ordre de tout manger s’il ne voulait pas passer un mauvais moment.

En effet, elle avait sorti l’arsenal de correction : lanière, courroie, gerbe de chicottes, chaussures, spatules, ceintures. Puisque Djossou Aguiankpa avait en horreur les châtiments corporels, il choisit de manger. Après trente minutes durant lesquelles les allers-retours entre la bassine et la bouche se firent sans répit, le pauvre Djossou Aguiankpa éructa et s’apprêta à se lever. Sa mère laissa un violent soufflet s’écraser sur sa joue gauche. Il se rassit malgré lui. Il vit des étoiles danser dans ses yeux. Bébéchou permit qu’il se levât. Le petit fit quelques tours dans le salon et revint s’asseoir. Après dix minutes de rude combat, il éclata en sanglots. Il était repu. Mais la consigne était claire : il devait finir tout le repas à lui servi. Il se remit au travail, mais deux minutes plus tard, il n’arrivait plus à respirer correctement. Il supplia alors sa mère de le frapper plutôt que de l’obliger à finir le repas. Mais Shoupina rangea son arsenal de punition et se montra ferme : « Tu dois me finir ce repas ici et maintenant. Cela t’apprendra à être moins glouton. » Bébéchou voulut intervenir en faveur de Djossou Aguia’nkpa, mais devant la fermeté de sa femme, il dut se ranger. Le petit se remit au travail, le souffle haut. En voulant roter pour faire descendre le repas, il laissa lui échapper un peu d’urine chaude. Le temps que les parents réalisent ce qui se passait, le petit avait son caleçon rempli de fèces. Il s’étendit sur le sol, ahanant, le ventre bedonnant. Mais sa mère était toujours intransigeante : « Tu dois me finir ce repas ici et maintenant. »
Le petit Djossou Aguia’nkpa était le gardien titulaire de son équipe de football. Son suppléant Amoudↄ avait eu un accident domestique. En effet, il voulait aider à finir la réserve de viande et de fromage posée sur une étagère. Sur cette étagère étaient rangés des contenants de condiments moulus, un bol de friture pimentée et une casserole de sauce. Mauvaise manipulation. Il glissa de la chaise sur laquelle il était monté pour jouer à la souris derrière la viande et le fromage. L’étagère bascula. Et la sauce et les condiments, tout cela se renversa sur lui. Il reçut en plein visage le bol de friture qui le gratifia de trois mignonnes boules au front. Le voilà disqualifié pour le match prévu pour le 25 décembre.
Ne voyant pas Djossou Aguia’nkpa, le coach se rendit chez lui. Il constata le désastre. C’était le match de sa vie. Djossou Aguia’nkpa passa le reste de la journée couché sur le dos, pieds et bras écartés, la bouche ouverte. A 50 mètres à la ronde, on pouvait l’entendre respirer. Il ne pouvait bouger. Le sommeil le fuyait. Vers deux heures du matin, il put trouver le sommeil. Quand il se réveilla le lendemain, il se trouva dans la cour, arrosé d’eau. Il passa trois jours à digérer. Quand on lui annonça qu’à cause de lui, son équipe avait signé forfait et que le village n’eut pas droit à son traditionnel match des enfants, il jura de se convertir.
Destin Mahulolo