Bonjour les amis. Voici l’intégralité de la nouvelle de la semaine du 1er  au 07 Août 2017 sur votre blog : Ordre de mission de Akofa K. M. Haho . Bonne lecture à tous et à chacun en compagnie de http://biscotteslitteraires.com/.

 

 

Ordre de mission

Ce matin, il fait beau, d’un charme grand comme mes yeux et d’un bleu du ciel comme j’aime. Les crapauds n’ont pas coassé du tout la nuit, et les corbeaux ne l’ont pas emplie de leurs complaintes. Si quelques hiboux ont donné de la voix, et que des chats, sûrement noirs, ont miaulé sans se fatiguer la gorge, les sauterelles s’étaient par contre fait remarquer par leur silence inhabituel. Je n’ai rien avalé depuis hier nuit, et le mal de dos, qui grignote mon cerveau quand je suis très anxieuse, reprend du boulot. Ce matin, il fait beau, les nuages me sourient, mais rien ne va. J’ai cassé six assiettes, quatre tasses de thé, et je me suis coupée la main. J’ai mal aux bras, mal à la gorge et j’ai juste envie qu’on me dise « tout ira bien ». Comment c’est arrivé ? Quelle question ? Il faut qu’on soit à deux pour que ça arrive, non ? Et j’astique toujours le sol avec rage. Je pleure plus souvent que je ne ris maintenant. Mes larmes servent aussi à astiquer le sol. Les larmes ne préviennent pas. Elles viennent comme sceau de la joie qui inonde le cœur. Elles sont aussi là pour vous témoigner leur proximité dans vos épreuves. Je frotte plus qu’il n’en le faudrait. Les paupières me brûlent, mes ongles me font mal. Mais la rage qui me chauffe le sang se déverse sur cette serpillière qui aurait pu servir à éponger les larmes de mon cœur. Je devrais arrêter vu mon état, mais je ne me résous pas. Comment ai-pu être idiote à ce point ? Idiote, non pas, ingénue peut-être, ou assurément trop femme. Je frotte toujours comme si ça arrêterait mon chagrin. Mais pourquoi ? Ça fait deux heures que je frotte ce sol. C’est ahurissant. Il faut que je me lève pour faire autre chose. Le tri de mes vêtements par exemple. Je passe un dernier coup de serpillière à tout le séjour et je range les seaux dans la buanderie. Oh! Seigneur ! Mon dos me fait souffrir ! Je réussis tout de même à me tenir debout. La vitre des persiennes me renvoie une image glauque de moi-même. J’ai les cheveux hirsutes et des cernes tout autour de mes yeux. Je dois faire pitié à voir. Heureusement qu’il ne reviendra pas avant deux semaines.
Il faut que je trie mes vêtements. Ça recommence. Je dois mettre de côté mes jolies robes, mes shorts et bodies qui m’allaient comme un gant. Mes beaux pantalons. Je me déteste en ce moment. Je conteste qu’on me dise que c’est comme cela que ça se passe, comme si c’est une fatalité. On a le choix de donner à chaque quotidien la marque unique qui lui revient. A moins qu’on ne veuille vivre en perroquet, toujours prompt à répéter les autres, ou comme le caméléon qui ne s’offusque guère de prendre la couleur des corps environnants. Je refuse d’être un pantin qu’on fait aller dans les sens que je ne souhaite pas nécessairement. Pourquoi ne dois-je pas choisir pour moi-même. La meilleure des souverainetés, est de pouvoir faire ses propres choix et d’en être responsable. Et en deux mois d’absence, je n’ai pas pris une décision. Je n’ai pas réussi à me transcender pour en prendre une. J’attends sagement qu’il vienne pour qu’on en parle à deux. A deux ? Non. Il faut que je me décide. J’en ai marre de parler avec lui. Il a toujours le dessus, et je ne lui résiste pas assez. Pauvre de moi…


Quand est-ce que je reporterai mes ceintures et mes collants qui savent si bien épouser mes formes ? Je prends déjà des kilos et ma démarche n’est plus la même. Je dois renouer avec mes boubous, les pagnes ; et bonjour les recommandations : ma belle-mère dira : « ne sors plus la nuit, couvre-toi la tête pour sortir en cas d’urgence, mets un caillou dans ton pagne contre les mauvais esprits, garde un citron dans ton sac pour t’épargner les accidents, marche droit, prends beaucoup de bouillie de maïs ». Mon beau-père ne tarira pas de conseils : « Ne te fâche pas, sois prudente et positive, mange moins salé, que personne ne regarde ton nombril, surtout pas ceux qui ont en eux, rassemblées les laideurs de l’humanité, autrement tu perpétuerais leur race ! » Il ne me fallait pas ce nouveau bébé. Pas maintenant, en tout cas. Que vient-il chercher alors que je cherche un nouveau centre de gravité pour ma vie qui manque de vitalité et de poigne ? Comment ai-je pu, durant ces nuits-là, mal compter mes jours ? Et lui, il reviendra tout guilleret me revoir entre ces quatre murs où j’étouffe. J’enrage. Je jette les habits par terre et je vais m’allonger. Encore sept longs mois d’attente… Quand je pense à tous ces années brûlées à ses côtés… Il n’est pas moche du tout, loin s’en faut. Conquérant jusqu’aux cheveux, je n’ai pu lui résister. Et d’ailleurs, on lui résiste difficilement. Mon mari est l’homme que toutes les femmes aimeraient avoir comme époux.
Nous nous étions connus il y a dix ans. C’était dans le bus de l’université. Il m’avait cédé sa place pour rester debout pendant une heure de trajet. Ce n’était pas courant cet acte, dans notre milieu où il fallait se battre chaque jour pour une place en bus, pour une place sur une brique de ciment en amphi ou pour une place au restaurant universitaire où goujats et loups se joignaient pour la perte des moins doués dans l’art de tordre le cou à la raison pour avoir toujours raison. Dès ma descente du bus, je le gratifiai d’un merci timide quoique sincère, et je me dirigeai déjà vers mon amphi. J’avais oublié qu’il existait, et j’allais normalement au cours sans le revoir. Et pourtant j’avais toujours l’impression d’être épiée et surveillée. Je sursautais à un pas derrière moi car je sentais un regard insistant dans mon dos. Hallucination, me disait ma sœur, quand je m’en ouvris à elle:
– Tu te dis qu’on te regarde, mais personne ne te regarde parce que tout le monde regarde tout le monde. Dans une marée humaine comme le campus, tu ne peux craindre d’être regardée, puisque finalement, personne ne regarde personne. Chacun se préoccupe de lui-même.
Quand ça lui prend de jouer à la logicienne, c’est comme cela que ma sœur raisonne. Elle ne vous convainc pas, mais vous vainc, vous rassure et vous relance.
Sètché, le jeune homme galant qui m’a secourue dans le bus, me raconta plus tard que, pendant les trois mois qui suivirent notre rencontre, il me suivait partout dès que nos heures de sortie étaient les mêmes, qu’il connaissait mon itinéraire et que c’était toujours le même et sans détour. Et pour donner de l’éloquence à son charme, il s’improvisa bibliste :
– Il est écrit : « Là où est ton cœur, là aussi sera ton trésor. » Et comme mon cœur est dans ta poitrine, je ne saurais jamais tourner dos à mon trésor que tu constitues désormais. »
Il ne me laissa pas détecter l’incohérence de sa citation biblique. Il faut dire qu’avant lui, je n’avais pas connu d’hommes de mon âge ni une relation du genre. Je n’avais jamais non plus été assaillie par tant de paroles qui m’étaient inconnues :
– Les yeux dans le taillis ne se fatiguent pas de suivre la trajectoire du gibier tant attendu. Et puis quand la rose éclot, quand une seule rose s’ouvre au soleil, c’est tout le ciel qui s’arrête pour la contempler. Le jardinier se fout de ses épines. Inhaler la fragrance de ses pétales, s’enivrer de sa splendeur, voilà désormais toute sa préoccupation.
Chaque parole était ponctuée d’un sourire enjôleur. Les yeux mis clos et les narines en effervescence comme s’il respirait le parfum de « sa rose ». Il avait un côté romantique et poétique qui fit tout chavirer et lui donna l’avantage. Les mois défilèrent, laissant place aux années. Je ne pouvais lui reprocher ni frasque ni manquement, car il faisait chaque jour mon bonheur. J’étais le centre de sa vie, que dis-je? Je suis le centre de sa vie. Mon poète est là, je n’ai plus rien à craindre. Il dit que je joue toujours ma partition dans la valse du vivre ensemble, et que je mets aussi ma joie de vivre partout. Cela lui plaisait ; je ne m’en offusquais pas. Il savait apprivoiser mes épines, du moins, il s’y est habitué. Quel homme ! Il n’a d’yeux que pour me contempler, et d’oreilles que pour se délecter de la musique de mes paroles. C’est vrai que j’aime beaucoup lui parler, je parle plus que lui d’ailleurs, et il aime m’écouter des heures durant…

 

Après mon diplôme en administration des territoires, j’ai voulu exercer. Avoir une vie professionnelle et m’épanouir en tant que femme active dans la cité, qui apporte sa pierre à l’édification des consciences, jouer mon rôle de citoyenne engagée au service de ma nation, tel était mon rêve depuis le ventre de ma mère. Très tôt, j’avais pris conscience que la société a besoin des deux mains – celle masculine et celle féminine – pour s’épanouir. Deux mains mâles autour du pot social, c’est la Voie Royale des avalanches d’échecs et du cycle de l’éternel recommencement. Deux mains féminines, houm… Ce n’est pas la panacée non plus J’ai toujours voulu travailler, montrer à moi-même et à mon père, qu’une femme est faite pour transformer la société en ce foyer dont elle mère. Si elle est mère du foyer, elle le sera davantage de la cité, étant entendu que cette dernière vient de ses entrailles. Mais, aujourd’hui, quand j’y pense, je me dis qu’il a toujours fait exprès de me détourner de tout. La première fois, quand j’essayai de trouver un boulot, il m’en dissuada avec tact, arguant que j’avais tout le temps pour le faire. C’est vrai que nous vivions un bonheur absolu. Je ne manquais de rien et c’était nouveau pour moi une vie de couple où j’étais comme ma mère, une femme au foyer. Ma mère me signifiait qu’il fallait que j’aie un travail, que je me prenne en charge financièrement. Mais il y avait mon homme qui me couvrait de bijoux, de pagnes et d’autres prévenances que mon salaire, aussi colossal soit-il, ne pourrait jamais me procurer. Quand ma mère revint à la charge, insistant qu’il me fallait me secouer un peu et m’imposer en artisan de mon destin, je lui répondais vaguement que j’y pensais. Deux ans après une vie amoureuse bien remplie, je tombai enceinte d’Essé, mon garçon. Nouveaux épisodes de joie. Détermination et force. Miracle à vivre à deux. Sètché, mon mari, me comblait. Je finis par croire que j’étais un œuf. Son œuf.

J’accouchai d’Essé et six mois après, il retourna dans l’éternité suite à une simple fièvre. Je ne pleurai pas. Je gardais le silence et je dormais tout le temps avec le doudou de mon fils. Je voulais juste oublier et qu’on ne me rappelle pas que mon fils n’était plus là. Sètché faisait tout pour que je reprenne vie et courage. Il souhaitait qu’on voyage, ou que tout au moins je piaillasse comme à mon habitude. Mais des choses avaient changé en moi. Bien des ressorts avaient été brisés en moi. La musique m’ennuyait désormais au grand désespoir de mon ange de mari qui se désolait de ce que les poèmes qu’il écrivait pour moi n’avaient plus aucun effet ; j’étais devenue insensible, insipide, impassible. Je ne voulais qu’une seule chose : que mon petit Essé me revienne, qu’il se blottisse contre mon sein, que je le réchauffe dans mes bras, qu’il pleure et que je console, qu’il me sourie et continue de m’apprendre que sa joie de vivre, c’est d’être en sécurité entre mes bras. Je veux le pouponner, lui chanter des berceuses, le lancer et le rattraper, passer mon temps à lui faire des confidences. Son innocence me manque, sa candeur me manque et ce silence où il est à jamais descendu me remplit la tête de bruits inénarrables. Il allait déjà à quatre pattes, et je m’amusais à l’appeler mon « mille pattes. » Il fit une fièvre. Aussitôt, je l’amenai à l’hôpital. L’agent de santé me le prit des bras. Il braillait et se démenait de toutes ses forces. Je ne savais pas qu’il luttait déjà contre la mort. On le mit sous perfusion, après lui avoir fait certaines injections. C’est bien plus tard que je me rendis compte que l’homme en blouse n’avait pris ni sa température, ni son pouls ni sa tension. Mon fils gigotait comme un vers sur la braise. Le malheur voulut que je tombassa sur cet apprenti sorcier qui avait précipité mon fils au séjour des morts. Sinon, pourquoi ne m’a-t-il jamais retourné le carnet de soin de mon bébé ? Quel traitement lui a-t-il administré ? J’amenai mon bébé à l’hôpital vivant, et en revint avec son cadavre. Amertume. Douleurs sans nombres. La vie n’avait plus de sens pour moi. Une partie de moi était enterré avec Essé. La lecture ne me le fit pas oublier. Ni les consolations des proches et amis. Ni la tendresse de mon mari. Rien. Une seule chose m’intéressait. Sortir de ces quatre murs et n’en revenir que le soir pour pleurer mon bébé. S’était imposé à moi le vif désir de me secouer, comme le disait maman.

– Une femme qui ne se secoue pas ne saurait être un secours pour le monde. L’inanité est le tombeau où croupit cette génération pourtant ambitieuse qui nourrit des rêves fous qu’il entend réaliser en siphonnant les acquis des autres. Si tu ne travailles pas, ma fille, tu es un cadavre ambulant ; car le jour où la source qui te comble aujourd’hui va tarir, tu périras à coup sûr…

Je voulais travailler pour oublier un peu ma douleur. Sans rien dire à mon mari, je cherchai du travail. J’eus un poste à la préfecture. Je devrai commencer le mois suivant. J’entrepris un soir de lui en parler. Je repris un peu confiance. Je fis revenir l’ambiance de l’aurore de notre vie commune. Nous rîmes ensemble. Les promenades reprirent. Les weekends étaient chargés : plage, restaurant, boîte de nuit, spectacles. Un soir, je lui fis un bon diner et mis un peu de couleurs sur mon visage souvent triste. A son retour, l’accueil était à la hauteur de la nouvelle à annoncer : grande et chaleureuse. Une douce musique qu’il aimait écouter les soirs et le parfum qu’il m’avait offert le week-end dernier pour me voir sourire un peu. Il flaira une nouveauté et dit :

-Hum ! tu serais donc prête pour un nouveau bébé ?

Je me tus un moment puis lui fit sa bise ordinaire. Il enchaîna :

-Ok. Nous fêtons quoi ?

– Dinons d’abord, Sètché. Je te dirai ensuite.

Je gardai ce sourire enjôleur et ce regard câlin qu’il aimait tant, juste pour maintenir son attention uniquement sur moi. Je savais qu’à ce moment-là il ne me refuserait rien. Nous finîmes de diner et je m’installai sur le canapé tout près de lui. Je me lovai dans ses bras. Les informations passaient ; et lui qui habituellement était très attentionné au journal télévisé, ne cessait de me regarder. Il était impatient de savoir. Je lui dis tout doucement, en tenant sa main, mon visage tourné vers le sien à présent :

-Sètché, je voudrais tellement que tu acceptes ce que j’ai à te dire

-Mais, dis-moi, chérie. Dis-moi ce qui te ferait plaisir. Il faudrait que tu recommences à vivre, que tu redeviennes heureuse comme avant.

J’eus un grand sourire. Ça s’annonçait bien. Il sourit aussi, et me fit une bise au front. Je la lui rendis.

– J’ai trouvé, chéri, de quoi renouer avec la vie, la bonne humeur.

Il était tout heureux de m’entendre. Avant qu’il ne se prononce, j’enchainai :

– Je sais que ma peine, ces derniers jours, a rejailli sur l’ambiance de la vie commune. Le fait d’avoir trop ruminé le décès de notre fils, m’a rendue invivable ; je le reconnais et je te rassure que je vais y remédier bientôt.

– Je savais que tu reviendrais à de meilleurs sentiments, et que tu te trouveras de nouvelles raisons pour vivre. La vie ne nous attend pas, tu sais.

– Oui, tu as raison.

– Et quand on ne saisit pas chance à temps, on ne finit jamais de le regretter.

– Exactement ! Et c’est ce que j’ai fait !

– A bon ?

– Oui ! Quand on a un compagnon comme Setché, on ne peut se laisser aller aux caprices du vent. Tu m’as appris que la vie est une occasion qu’il faut happer et que tant qu’on ne se bat pas pour ce qu’on aime faire le plus, on devient vite une épave.

– A la bonne heure, vive l’amour de ma vie. Qu’est-ce que tu me rends fier de toi! Tu es la meilleure. Tu sais quand me rendre joyeux.

– Toi aussi, surtout quand tu es si compréhensif et prévenant.

– Qu’est-ce qu’on peut te refuser, toi ?

– C’est pourquoi je suis heureuse de te dire que…

Je sentis son cœur battre plus fort. Il haletait presque ; mais fit l’effort de dominer son impatience.

– Tu sais, chéri, je suis….

– Mais, parle à la fin, et cesse de me torturer.

Il éclata de rire. Je l’accompagnai. Son cœur battait plus fort que jamais. Son cœur semblait plus chaud à présent, et son étreinte plus franche. Un nœud sembla se former au travers de sa gorge.

– Je suis…

– Enceinte? Youpii

Nous nous esclaffâmes de nouveau.

– Chéri, dis-je calmement, j’ai trouvé un boulot.

– Comment ?

Il dénoua son étreinte, me détacha de lui avec empressement, et plongea dans le mien, son regard gros de questionnements.

-Oui Sètché, j’ai été recrutée par la préfecture. Je commence le mois prochain. Je me suis dit que tu serais content pour moi. D’ailleurs, tu m’as toujours soutenue dans mes choix. Travailler, me changera les idées, et je pourrai enfin exercer ce que j’ai appris.

Il se renfrogna. Je ne comprenais rien et écarquillai de grands yeux. Il dit alors :

-Tu devrais m’en parler d’abord. Là tu as pris ta décision et tu fais tout un cinéma pour me mettre devant le fait accompli.

Je lui expliquai que je voudrais lui faire une surprise et qu’il devrait être content pour moi comme à son habitude.

La nuit s’arrêtait ainsi. C’était noir dans mon cœur. Il ne m’adressa plus la parole….

La nuit s’arrêtait ainsi. C’était noir dans mon cœur. Il ne m’adressa plus la parole. J’obliquai dans ma bibliothèque. Je n’y trouvai aucun livre à mon goût du moment. J’allumai mon ordinateur. Je pus consulter mes mails. Mais je n’eus pas la force d’y répondre pour l’instant. Un brin de colère monta vers mon cerveau. Je sortis dehors. Il faisait clair de lune. La ville ne dormait pas encore. A-t-elle jamais dormi, celle-là ? Je fis un tour dans mon jardin. La rosée me mouilla les pieds. J’en ressentis une sensation de bien-être et de fraîcheur qui se répandit dans tout mon corps. Je respirai profondément. L’air frais m’apaisa un peu. Je retournai prendre un bain. Je revins au salon. Mon mari me toisa, le regard aigre. J’y lus toute la charge de sa jalousie. Il était possessif, Setché. Je lus dans son regard sa rage et sa peur de me voir travailler aux côtés d’autres hommes que lui, toute une journée durant. Il s’imagine les attouchements, les clins d’œil qu’ils me feraient. C’est pour cela qu’il ne voulait pas me laisser travailler. Je me souviens encore de sa réponse, le jour où, il y a plus de dix années maintenant, je lui ai dit que je voulais travailler :

– Je n’ai rien contre, répondit-il. Sauf que j’aurai du mal à t’imaginer loin de moi, au milieu de tant de coqs prédateurs. Tu es à moi, et je me battrai pour que rien ne te manque. Je t’aime tellement que je dois te protéger de toi-même.

– Jalousie ?

– Euh… Non pas du tout, responsabilité plutôt. J’ai une dette envers « ma rose ». La protéger de tous les vers qui s’attaqueront à sa racine, et de tous les vents qui l’effeuilleront.

– Monsieur l’ange gardien !

– Il est écrit, souviens-toi, que nous sommes les gardiens l’un de l’autre. Pour ne l’avoir pas compris, Caïen a tué Abel, Judas a  vendu son Maître. Moi je suis responsable de toi, de nous. Un malheur te frappe-t-il, je suis mort. Te protéger, c’est me faire vivre.

Son regard, cette nuit, me rappelle ce débat qui a tué en moi l’envie de travailler. Je ne voulais pas être responsable du malheur du garçon d’autrui. Il était capable de se suicider ou de devenir fou si un malheur m’arrivait. Je me demandais si c’était de l’amour ou de la folie. Mais Mawulé, ma sœur me répondait toujours que l’amour est avant tout folie.

Je me couchai dans le divan, les yeux au plafond, pour oublier que Sètché était à côté et rongeait son frein. Dans ma tête, se déferlèrent les histoires entendues çà-et-là. Je pensai à Amina qui dut rentrer chez ses parents avec ses six enfants, le jour où son mari revenu d’une mission des casques bleus au Congo ne la vit pas à la maison. Son mari rentra sans prévenir. Il ne vit que le gardien et les enfants. Dans sa tête, madame est dehors, ou dans les bras d’un autre. Dès qu’elle rentra, elle lui souhaita la bienvenue. Il y répondit par une paire de gifles qui la firent cogner sa tête contre le mur.

– C’est justement pour que tu n’ailles pas te balader que je ne t’ai pas emmenée avec moi au Katanga. Ta mission était ici, auprès des enfants et de mes parents. Tant de femmes envient ta place, et tu te fous du bonheur que je t’offre. Qui va accepter ça ? Revenir chez soi, et ne pas voir sa femme ? Inadmissible. Tu veux jouer à la parvenue, eh bien, le portail n’est pas fermé.

Amina voulait simplement mettre le temps à profit pour exercer ce petit métier qu’elle avait tant adoré. C’est pourquoi elle s’était fait embaucher comme interprète auprès d’une organisation de la place. Elle pensait faire plaisir à son mari, en mettant son expertise au service de cette organisation qui s’occupait des enfants nés avec des malformations. Cela lui permettait de renouer avec l’interprétariat qu’elle avait étudié à l’université. Elle était convaincue que le temps avait fait son œuvre, et qu’il changerait d’avis avec les nouvelles connaissances que la vie et ses expériences d’officier lui avaient fait acquérir. Hélas… Depuis que la pauvre Amina avait rencontré son futur mari, sa licence ne lui servit qu’à torcher les enfants et s’occuper de la belle-famille, une ribambelle de grincheux toujours insatisfaits qui lui en veulent parce qu’elle n’était pas la femme qu’eux voulaient pour leur fils.

Devrais-je la prendre en pitié ? Ma vie n’était-elle pas analogue à la sienne, avec la seule différence que je n’ai pas six enfants et que mon mari ne m’a jamais porté de coup. Mais j’étais confiante. Sa colère lui passera et il me félicitera. C’est ce qu’il avait fait quand, je lui fis la surprise de mon permis de conduire. Il avait mal digérée que je fusse seule avec un moniteur dans le véhicule lors de l’apprentissage. Mais il finit par me saluer pour ma bravoure. Soudain je repensai à Amina. Une sueur froide me parcourut le dos. L’image d’Amina se plaqua dans ma mémoire, têtue, ineffaçable. Je me levai de nouveau, sans me préoccuper de Setché. Je pris un livre dans ma bibliothèque. Je l’avais déjà lu et relu, celui-là. C’était l’histoire du couple Ahouna-Anatou. Je la connaissais par cœur, cette histoire, et dans ses moindres détails. Pourquoi avais-je choisi cette nuit « Un piège sans fin » ? J’étais plongé dans mon livre.

 

La porte s’ouvrit soudain avec fracas, me faisant sursauter. Je vis Sètché entrer sur la véranda. Il m’adressa à peine un regard, scruta les alentours et retourna à l’intérieur. Il venait de m’enlever toute envie de continuer à lire. Je refermai l’ouvrage et m’installai devant mon ordinateur. J’ouvris mes onglets d’adresse pour la préfecture. Rien. Je retapai l’adresse email sur mon téléphone, rien ne s’affichait. Toutes mes données, mes diplômes scannés, mes contacts avaient été supprimés. J’étais abasourdie. Ce n’est pas possible. J’avais l’impression de vivre l’oppression, de vivre deux rêves à la fois. Il était deux heures du matin. Ahouna et sa misère ne m’avaient pas quitté l’esprit et je vivais ce cauchemar avec Sètché. Je me sentais épuisée et dégouttée. J’eus encore une nouvelle nausée et je courus à la douche. Je suai à grosses gouttes. Je me nettoyai intensément. A mon retour, je vis Sètché encadrant la porte du séjour avec un sourire ironique.

-Ça va ? me lança-t-il ? Ou bien il y a une autre nouvelle à m’annoncer ?

Je le fusillai du regard, le poussai de côté pour retourner à mon ordinateur. Magie. Illumination. Doute. Tous mes onglets étaient ouverts à leur place. Les documents et diplômes avaient aussi retrouvé leur place initiale. Mon sang ne fit qu’un tour. Je me dirigeai dans la chambre.

-Tu as touché mon ordinateur et mes données. Dis-je, en criant à Sètché.

Sans bouger, il me dit avec un sang-froid déconcertant :

-Tu sais maintenant ce que tu as à faire. Abandonner l’idée de postuler pour ce travail. Il se retourna et éteignit la lumière. Je me tus car je n’avais pas la force d’une dispute à pareille heure. Je courus envoyer tous les documents par mail au service du personnel de la préfecture. Je réfléchis alors toute la nuit. Des questions me malmenaient jusqu’au matin. J’appréhendais la réaction de Sètché quand il apprendrait que je ne lui avais pas obéi. L’image d’Amina me revint à l’esprit. J’enviai le sort de ma grande sœur Mawulé, qui à trente-six ans était toujours célibataire et menait une vie professionnelle épanouie. Même s’il lui arrivait de désirer vivre avec un homme qui ferait d’elle son épouse, son travail était sa vie et elle ne s’en séparait jamais. Je me vis dans le miroir rageant contre moi-même comme prise dans un piège. J’entendis mon mari prendre sa douche. Avant qu’il ne revienne prendre place à côté de moi, je me suis endormie. Il me laissa dormir et me réveilla au petit matin pour m’annoncer qu’il partait en Côte-d’Ivoire pour un séjour de trois semaines et me montra l’ordre de mission. Pour la première fois, en dix ans, je n’étais pas triste de le voir partir. Je répondis distraitement un laconique « c’est compris » et me remis à dormir. Quand il fit jour, je lui servis son petit-déjeuner, et me concentrai sur mon Ahouna. Il était en proie aux coups bas du sort contre lui. Il était dans le « Akoko », pour être bientôt brulé.

Cette fin ne me plut pas et ne fit qu’exacerber ma haine du moment. Plus je m’approchais du Kinibaya où ses restes seront déposés, plus proche je me sentais du gouffre qui se creusait désormais devant moi, entre Setché et moi. J’en voulus à Anatou pour sa jalousie maladive, j’en voulus aussi à Sectché qui n’était pas loin de cette sorcière qui a périclité la vie d’Ahouna en le forçant à une vie d’errance dont le dénouement me faisait remonter le sang au cerveau. Je me disais : « Tu aurais dû être un peu plus fort ou diplomate, Ahouna, en la mettant à sa place, cette Anatou. » Je sortis faire des courses et revint toute lasse.

Les jours passaient monotones et le jour du départ de Sètché était là. Particulièrement de bonne humeur, il passa la journée à me couvrir de cadeaux et de tendresse. Il partit le cœur apaisé et moi heureuse de me retrouver enfin seule pour réfléchir.

Deux mois qu’il est parti, et me voici clouée ici à attendre un enfant de lui. Aujourd’hui mon grand ménage passé, la découverte de mon état de grossesse consommée, je me rends à une évidence terrible : mon Sètché, pour m’offrir ce luxe, était un homme exceptionnel. Il a vécu une double vie : avec moi, un visage d’ange, mais dans les affaire, un loup garou. En faisant le ménage ce matin, je suis tombée sur une malle contenant des tas de papiers. Je dus lire pour ne pas brûler des documents importants de mon mari. C’est ainsi que je me suis rendue compte que j’ai tissé dix ans de relation, dix ans de patience, dix ans de mensonge avec lui. Je viens de voir la vérité dans sa crudité arrogante me crever les yeux. J’ai là, étalés devant moi tous les relevés de compte bancaire, les correspondances qu’il échange avec ses commanditaires. Le dernier qu’il effectue actuellement est de tous ceux qui empêchent la mauvaise gestion de perdurer au sommet de l’Etat. Parmi ceux qu’il a éliminés il y a mon frère qui se lançait en politique il y a cinq ans, et plein d’avenir. Et c’est lui qui a joué au consolateur dans cette chambre en me disant que c’est Dieu qui a repris ce qu’il avait donné, et qu’il fallait bénir son nom. Je sais à présent que c’est lui qui a retiré ce que Dieu a donné. Il me tuera aussi pour mon héritage le jour venu. Je n’ai qu’à m’en aller de moi-même avant qu’il ne me précipite dans la mort. Donc pour me couvrir de bijoux, il dépouillait tant d’homes et de femmes de leur vie. Je revis l’image d’Amina. Il faut que je me sauve avant le retour du bourreau. Avant tout, je lui laisserai ceci :

« Bien à toi, Sètché,

Tu n’es pas ma destinée car je m’en irai de moi-même. Mais avant, je voudrais te dire que je t’ai toujours aimé au-delà de tout. C’est la seule chose que je me reproche. T’avoir aimé sans prix aucun. Sans calculer. Sans réfléchir. Je sais tout. Ton vrai visage. Ton travail. On se retrouvera peut-être dans le pays d’où personne ne revient. Repens-toi. Il est encore temps. Je m’en vais avec tout ce qui nous a unis. Mais avant, je me dépouille de tout ce dont tu m’as couverte. Je viens de mettre feu à ma garde-robe. Les chaussures et les colliers sont déposés dans le WC public. Ils ne sont pas dignes de toucher le corps d’autres personnes. Ils sont tachés de sang. Cadeaux du crime et de l’abomination. Je te laisse aussi ton nom. Je te laisse tout de toi qui est en moi. Adieu ! Rendez-vous dans l’au-delà.

            Moi qui ne suis plus tienne. »

Je prends mon liquide-efficace contre les rats et les cafards. Je m’endors. J’ouvre mes yeux sur un lit d’hôpital. Mon errance commence ici. Sètché est toujours là. Je ne veux plus le revoir. A moins que le médecin réussisse à m’empêcher d’avaler ma langue…

 

 

Akofa K. M. Haho