C’est le propre des humains de ne pas toujours s’entendre, fussent-ils liés par la plus étanche des amitiés et la plus proche des parentés. Les querelles et différends ne sont jamais bien loin. Ça a pour effet de pimenter les relations qui , épicées aux condiments des différences surmontées,en deviennent plus harmonieuses et plus attachantes. L’effet contraire peut s’observer. De querelles en querelles, on peut en arriver à s’éloigner et à se détester. Entre deux frères,de petites rancunes peuvent surgir qui sont heureusement rapidement inhibées par l’inoxydable lien de sang qui crie toujours plus fort que la haine la plus tenace. Pierre et Jean ne se détestent pas. Ils ne s’aiment pas à la folie non plus. Ils sont différents, presque opposés d’une différence manichéiste, définitive. L’un , l’aîné, Pierre, était médecin, noir ( de cheveux), pas très beau, grincheux, discourtois et un tantinet aigri. L’autre, le cadet, Jean était beau, blond, avocat, doux et calme. Tout les opposait, ou presque. Les idées, les conceptions de la vie , du monde et de la société. Une sourde jalousie achevait de les opposer, « une de ces jalousies dormantes qui grandissent presque invisibles et qui éclatent à l’occasion d’un mariage ou d’un bonheur tombant sur l’un, les tenait en éveil dans une fraternelle et inoffensive inimitié.»(pp.33-34) Le bonheur, c’est ce qui a scellé et acté cet éternel et inévitable antagonisme. Un bonheur qui tombait sur l’un et pas sur l’autre. Jean héritait. 20.000 francs français d’alors, d’un certain Léon Maréchal, un ami et vieille connaissance des Roland décédée. Sacrée fortune ! Insolite et curieux héritage qui dès l’annonce de la nouvelle plongea Pierre dans le trouble. Bien qu’il félicitât son frère, il se sentit désormais mal à l’aise, étourdi, mécontent, sans savoir pourquoi. Était-il jaloux de son frère ? L’évidence effleura son esprit et il l’avait combattue et s’était presque refusé à l’admettre. «C’est vraiment assez bas, cela! Faut soigner cela !»(p.70), admit-il cependant. Cet aveu à la fois assumé et rejeté ne le rendit pas plus heureux du bonheur de son cadet. Pourquoi Jean? Son ami Marowsko le conforta dans ses appréhensions. « Ça ne fera pas un bon effet»( p.80). Pierre commença à réfléchir, à s’interroger, à enquêter, à faire analyses et investigations. Ça ne fera vraiment pas un bon effet. La phrase était lourde de sous-entendus et couvrait d’opprobres la saine vertu de sa mère. Pierre fit des rapprochements, émit des hypothèses, tira des conclusions, découvrit d’infâmes et troublantes certitudes. Pourquoi cet héritage ? Pourquoi Jean? Pourquoi Maréchal ? Quels liens les liait pour qu’il lui léguât 20.000francs? Curieuses questions auxquelles on n’a de réponses qu’en lisant Pierre et Jean de Guy de Maupassant. L’œuvre éditée en 1887par Paul Ollendorff et rééditée en 1958 par Albin Michel est sans aucun doute l’un des chefs-d’œuvres laissés par cet illustre écrivain dont la renommée n’est plus à faire. Que lui reprocher ? RIEN. L’auteur a beau le traiter de «petit roman», ça reste une agréable sauce de tournures littéraires impeccables et d’analyses sociales et psychologiques pointues. À lire, à relire et à savourer sans modération.
Junior GBETO