Mes copains me jalousaient quelque peu d’avoir autant accès à cette fille qui leur semblait une cité imprenable. Mais pour moi, elle était ma Sènami, ma complice de toujours. Les nouvelles hormones aidant, ceux qui se sentaient désormais hommes se jetaient à l’eau. Mais le refus qu’ils essuyaient était sans indescriptible. Je m’amusais un peu de tout ce manège. Bientôt, je fus soupçonné d’être la cause de ses refus et de son entêtement à n’accorder son cœur à personne. Certains me voyaient donc comme le propriétaire de ce cœur qu’elle ne voulait offrir à personne d’autre. Même certains professeurs n’hésitaient pas à nous taquiner sur notre probable lien amoureux.
Les soupçons grossissaient, les regards soupçonneux devenaient de plus en plus persistants, et les blagues de mauvais goût nombreuses. J’étais perdu. Sènami comptait plus que tout pour moi, mais aussi précoce que je sois, côté cœur, c’était la première fois que j’étais confronté de façon réelle à l’amour, même si ce n’est que par soupçon. Je me devais de réagir face à ce que je vivais comme une injustice, comme des calomnies.
Ces histoires me torturaient à tel point qu’un jour je m’ouvris à un ami. Il me donna un conseil que je trouvai génial : m’inventer une petite amie. Sans une seconde d’hésitation, je mis son conseil à exécution. Dès le lendemain, chaque fois que quelqu’un m’apostrophait comme le « mari » de Sènami, je m’empressais de servir que j’avais déjà une petite amie, en dehors du collège. Même à elle, je le fis savoir. J’inventai une histoire abracadabresque que je me répétais, relatais à loisir jusqu’en être convaincu moi-même. Ma copine virtuelle venait ainsi de prendre vie : Kadidjath.
Cette histoire l’avait profondément choquée et troublée sans que je ne m’en rende compte. Elle devint quelque peu moins encline à passer du temps avec moi. Nous étions restés amis mais pas plus. Quelques temps après, elle demanda mes conseils sur l’un de nos camarades qui voulait faire d’elle sa dulcinée. Avec empressement, je vantai à contre cœur les mérites du monsieur, la poussant même à lui dire oui. Mais je le reconnais, je ressentais au fond de moi un malaise énorme, sans doute de la jalousie. Cependant, je me devais de faire le jeu jusqu’au bout.
Elle se mit donc « en couple » avec son Don Juan. Ceci eut pour effet immédiat de faire taire définitivement les quolibets sur une quelconque relation entre elle et moi. Je pensais alors que je vivrais en paix. Mais ce fut une terrible désillusion, pour deux raisons : j’avais perdu la relation privilégiée que j’avais avec elle et chaque fois que je les voyais ensemble, j’avais un pincement terrible. Les jours s’égrainèrent avec ce supplice que je m’étais infligé. Ma peine grandissait de jour en jour. Je portais désormais le lourd poids de mon mensonge, du déni dans lequel je m’étais installé.
C’est donc installé dans cette douce prison que je m’étais moi-même construite que je vis cette question de Sènami comme une perche qui m’était tendue pour sortir de mon gouffre.
Lorsque Sènami m’asséna ce « Et Kadidjath ? Comment va-t-elle ? », je me devais de saisir la balle au bond. Ce jour donc, nous nous quittâmes sur un sentiment de malaise. Je sentais dans son regard qu’elle m’en voulait terriblement d’avoir été aussi lâche, d’avoir ruiné notre amitié et ce qui aurait pu être une belle histoire d’amour. Cette date, je l’avais inscrite sur le mur de ma chambre et elle y était restée bien des années mais plus que tout, elle laissa une trace indélébile dans mon cœur. Cette première marche vers l’amour, je l’avais honteusement ratée et je mis beaucoup de temps pour retrouver mon équilibre.
Je traversai l’été tel un fantôme. Je n’avais gout à rien. Sènami occupait constamment mes pensées. Je redoutais tellement le jour où nous nous reverrions à la nouvelle rentrée. Le seul fait de penser à ce jour suffisait à me couper l’appétit. Et il ne tarda malheureusement pas à se pointer.
Lorsque je mis pied au collège ce jour, je m’étais mis sur mon trente-un, peut-être que me présenter sous mon meilleur jour pouvait atténuer sa rancœur envers moi, me disais-je. Mais quand je la croisai, le regard qu’elle me décocha, doucha mon enthousiasme. Elle me lança un laconique « Bonjour. Comment ça-va ? » et s’empressa de continuer son chemin. Son regard, ses paroles, ses silences n’étaient que dédain envers moi. J’eus du mal à me relever de ce mépris qu’elle avait désormais à mon égard.
Que cette année-là fut longue! Le temps, loin d’avoir été mon allié, prit un malin plaisir à creuser un peu plus le fossé entre nous. Elle devint une fille faussement ouverte. Elle se mit avec un nouveau mec. Elle qui était de nature réservée n’hésitait désormais plus à se montrer très démonstrative. Elle prenait des allures de femme fatale. Mais derrière ses faux airs de fille insouciante, je sus qu’elle était toujours restée une belle personne. C’était sans doute, sa manière à elle de se construire sa carapace.
Ma seule consolation était que nous n’étions plus dans la même classe et que je régnais désormais en maître absolue sans concurrence véritable. Cela fut bien une bien maigre consolation, car chaque fois que je la croisais, je sentais toujours une gêne immense. Je ne fus plus jamais pour elle cet ami, ce confident, cette personne qu’elle admirait si tant, mais juste l’homme censé être son premier amour mais qui lui brisa le cœur en mille morceaux. Je trimbalai donc ce costume de Judas toute l’année.
Découvrir la réalité de l’amour ainsi était la chose la plus cruelle qui me soit arrivée. Après elle, que dis-je? sans elle, je ne sus jamais qui fut réellement mon premier amour car je multipliai des expériences aussi désastreuses les unes que les autres. Pour me consoler, trois mois après le début de l’année scolaire, j’entrepris d’avoir ma première petite amie. Un camarade à qui je rendais parfois visite me fit savoir que l’une de ses voisines s’était amourachée de moi. Je tentai donc avec elle ma chance. Jamais, je n’avais connu accouchement aussi difficile. Le jour où je fus en face de ma véritable première dulcinée, tout le baratin que j’avais préparé s’était subitement envolé, mon bégaiement s’accentua brusquement. Néanmoins, au détour de mille efforts, balbutiant quelques mots, je pense qu’elle comprit non sans peine quelles étaient mes intentions. J’avais certes sauté le pas mais nous n’eûmes jamais l’occasion de vivre cette pseudo-relation. La relation mourut sans même jamais avoir commencé.
J’enfilai ensuite deux autres relations avec des filles qui avaient les yeux plus gros que le ventre. Ce que j’avais et dans le portefeuille et dans le pantalon ne pouvait les satisfaire. Il me fallut cinq longues années après ma mésaventure avec Sènami pour trouver une femme qui partageait de façon sincère ce que je ressentais. Que ce fut dur pour le jeune homme que j’étais.
Je finis malgré tout par me marier, sans pour autant oublier cette erreur de jeunesse que je payai cher. Une chose hantait constamment l’esprit : « qu’était devenue Sènami? ». Mes multiples recherches sur les réseaux sociaux et auprès de nos camarades de promotion ne donnèrent rien. Je gardais néanmoins l’espoir qu’un jour, je la reverrais.