Je fermai les yeux quelques instants, convaincu vraiment cette fois que je remarcherais. Dès le lendemain, une charmante kinésithérapeute se mit à mon service. Nous faisions de longues heures d’exercice matin et soir. Cela m’harassait. Mais je tenais bon. Mes progrès tardèrent à venir. Dans la thérapie, quelque chose n’allait pas. Nous faisions de longues heures d’exercice mais ma thérapeute ne croyait nullement en moi. Elle faisait juste ce qu’on lui avait demandé de faire et je la sentais battue d’avance. Un soir alors que nous finîmes nos exercices, j’eus le courage de lui demander :
- Madame, croyez-vous que je remarcherai.
Elle marque un long silence avant de dire :
- Votre cas est désespéré. Puis elle sortit.
J’étais effondré. Je voulais tout arrêter. Rester seul jusqu’à ce que la mort m’emporte. Quand Sènami vint me rendre visite ce soir-là, ma mine était déconfite.
- Eh mon champion, qu’as-tu ?
- Laisse-moi tranquille. Même toi tu te lasseras de moi. Merci pour ta pitié. Tu en as assez fait. J’en ai marre, je laisse tout tomber.
- Tu peux dire cela à tout le monde sauf à moi. Même s’il faut que je te bâillonne pour te faire faire tes exercices, je le ferai. Que s’est-il passé ?
- Je savais dès le départ que ma soignante n’avait aucune foi en ce qu’elle faisait. Et aujourd’hui de vive voix, elle me l’a fait savoir. Et tous les kinésithérapeutes que tu enverras, réagirons comme elle.
- Si c’était vrai, c’est qu’ils sont tous stupides. Cela fait un demi-siècle que je te connais et jamais tu n’as rien abandonné. Ce n’est pas maintenant que tu vas commencer. Je serai désormais ton coach. Je t’entraînerai. Et tu remarcheras. Ce miracle, on l’accomplira tous deux. On rendra possible ce que tout le monde pense impossible. Et ça, nous en sommes capables.
Ces mots furent d’un réconfort indescriptible pour moi. Et effectivement, dès le lendemain, Sènami fut ma nouvelle pseudo-kinésithérapeute. Dès qu’elle avait une heure de libre, elle s’empressait de me rejoindre et de faire les exercices avec moi. Elle se documenta beaucoup sur les méthodes de rééducation et prit des conseils auprès de ses autres collègues. Désormais, entre deux consultations, elle trouvait du temps pour qu’on aille se promener dans les abords de l’hôpital. Il y avait un jardin public magnifique dans lequel nous aimions particulièrement nous balader. Elle m’amenait déjeuner et dîner autant qu’elle pouvait. Nous étions de nouveau devenus inséparables. Nous étions deux vieux camarades de jeu qui ne se perdaient plus de vue. Elle ne rechignait pas à pousser mon fauteuil roulant une bonne partie de la journée. Dans cette ambiance je me dis que quelqu’un qui croyait en moi, mes progrès furent incroyables. Au bout de quelques semaines, je ressentais à nouveau mes jambes. Après 03 mois, je tendais timidement les bras. Ces progrès renforçaient Sènami dans sa détermination. Elle était encore plus heureuse que moi.
Désormais, même moi je me mis à rêver. Je n’avais plus qu’un seul objectif : remarcher. J’étais focalisé sur cet objectif quand un événement vint brusquement changer le cours des choses. Un jour, Sènami me rendit visite dans ma chambre de malade. Elle s’assit sur le bord de mon lit. Nous discutions de tout et de rien. Elle me tenait tendrement la main mais de la façon la plus chaste possible. Et moi, j’avais posé ma tête sur elle. Nous étions dans cet plus ou moins intime quand ma femme entra dans la chambre. Dès qu’elle vit la scène, elle péta un câble. Elle fit un scandale inimaginable. Reconnaissons qu’elle voyait d’un mauvais œil le rapprochement qui s’était opéré entre Sènami et moi. Le jour même, je fus contraint de rentrer à la maison avec le risque de voir mes progrès stoppés. C’était un chantage égoïste de la part de ma femme : soit je rentrais et mes chances de remarcher s’amenuisaient, soit je restais à l’hôpital et je la perdais elle, ma femme. A contre cœur, je choisis la première option. Cela me déprima considérablement. Une fois à la maison, je n’avais plus goût à grande chose. Je savais que sans Sènami, mes chances de remarcher se réduisaient comme peau de chagrin. Je congédiais les « kiné » les uns après les autres. Aucun ne trouvait grâce à mes yeux. Même ma femme qui était à l’origine de la situation se mit à désespérer également. Elle se résolut à me reconduire à l’hôpital pour que Sènami s’occupe de moi.
Je fus de nouveau installé à l’hôpital et Sènami et moi continuâmes la rééducation. Après 04 semaines de travail acharné, je sentais que j’avais repris l’usage de mes jambes. Un jour, alors que nous avions rendez-vous, je lui réservai une surprise. J’attendais avec la frénésie d’un jeune garçon le moment où elle franchirait la porte. Je sentais mon cœur battre à tout rompre. Quand je la vis sur le seuil de la porte, une émotion subite me traversa. Je sentis l’adrénaline parcourir tout mon corps. D’un geste hésitant, de toutes mes forces, j’agrippai l’accoudoir de ma chaise roulante, et je me redressai sur mes pieds. Sènami était tétanisée par ce qu’elle voyait. Avec la gestuelle d’un automate, je fis un, deux, trois, quatre pas. Je puisais au plus profond de moi la force de faire un pas après l’autre. Je le lui devais. Quand je fus près d’elle, je m’effondrai, à bout de souffle. Elle me rattrapa, me redressa et me serra fort dans ses bras. Tous deux, nous éclatâmes en sanglots. « On l’a fait » « Oui, on l’a fait », répétions-nous tous deux. L’instant d’émotion passée, elle me réinstalla dans ma chaise et nous allions faire notre promenade quotidienne. Mais dans nos yeux, quelque chose avait changé. Il s’y lisait une lueur d’espoir que rien ne pouvait étouffer. Nous sentions que le bout du tunnel n’était pas loin.
Après quelques séances, je remarchais presque normalement. C’était fabuleux. Quelque temps après, je retournai à la maison. Même ma famille fut étonnée de la rapidité de mon rétablissement. Moi pour qui on avait pronostiqué que plus jamais je ne remarcherais, me voilà aussi habile sur mes jambes qu’un jeune homme. Seule la course ne m’était encore permise. Nous organisâmes une fête où nous invitâmes nos amis les plus proches et surtout celle qui m’avait secouru, Sènami. Ce fut l’occasion pour ma femme de lui présenter ses excuses. Je revis à cette occasion sa fille Cicamè, mon ex-assistante. Je lui proposai à nouveau de reprendre le flambeau au sein de mon cabinet d’architecte. Mon absence prolongée l’avait quelque peu plombé, mais il jouissait toujours d’une bonne réputation.
Cicamè rejoignit le cabinet comme je lui avais demandé. Je pris définitivement ma retraite après lui avoir présenté mes principaux clients et partenaires. Je partageai avec elle quelques petits secrets du milieu et je m’éclipsai. Mais au vu des résultats plus qu’encourageants qu’elle obtint après son premier trimestre d’exercice, je sus que je n’avais pas fait un mauvais choix. Elle avait la même intelligence et la même rigueur que sa mère. Quand je fus suffisamment rétabli, j’eus envie de remercier personnellement Sènami. Je l’invitai à dîner et pour exorciser les vieux démons, dans le même restaurant que la dernière fois.
Et contrairement à la dernière fois, tout se passa extraordinairement bien. Après que nous eûmes payé l’addition, avant de partir, j’entrepris d’avoir une dernière discussion sincère avec elle :
- Comment pus-je te remercier ? Lui demandai-je.
- Je n’ai fait que mon devoir. D’ailleurs, j’en suis pour beaucoup dans cette situation que tu as dû endurer.
- Cela a été la plus belle expérience de ma vie. Sans elle, je n’aurais jamais su le sens du mot miracle. J’ai pu expérimenter l’infini pouvoir qui nous a été accordé. Avec la force de notre volonté et de nos pensées, j’ai su comme le disait Jésus que l’on pouvait vraiment déplacer des montagnes. Oui, ce que nous avons fait, toi et moi, dépasse le fait de déplacer un bloc de pierre. La foi n’a de sens si elle n’est vécue, si on ne lui donne vie au quotidien. Tout mon parcours spirituel, ma vie, tout cela aurait été vain si je n’avais pas rencontré Dieu au travers de ma paralysie. J’ai enfin trouvé un sens à ma vie.
- Hé… Je ne te savais pas si spirituel mon cher.
- Sènami, il faut parfois mourir de nos illusions pour renaître dans l’espérance et vivre la lumière que nous sommes. Trêve de métaphysique. Pour finir, aurais-je pu prétendre à ton pardon si tout ceci n’était advenu ?
- Je ne saurais le dire. Mais je ne me serais jamais pardonné si tu avais perdu la vie par ma faute. Comble, si je ne te disais pas que je t’avais pardonné pour ce que tu m’avais fait il y a déjà cinquante ans. Aucune situation ne mérite que l’on prenne en aversion quelqu’un toute une vie. Nous sommes tous des passants dans cette vie. A l’instant où tu t’es évanoui dans cette salle de réunion, j’ai su que ma rancœur était stupide. Toi l’objet de cette haine, dès que j’ai cru t’avoir perdu, tout ce manège perdit son sens. Oui je te pardonne donc. Et toi aussi, j’espère que tu en as fait de même. Tu aurais dû être mon premier amour. Mais la vie a voulu que nous prenions des chemins différents pour qu’à la fin, nous apprenions l’un de l’autre les leçons les plus importantes de nos existences.
- Tu m’en vois ravi. Merci pour tout. Avec toi, je serais tenté de dire qu’il y a encore un lien plus beau que l’amour : l’amitié car elle n’attend rien. Elle vit sans engagement, sans aucune condition, sans aucune chaîne. C’est cela sa beauté. Et c’est cette sublime beauté que j’ai vécue avec toi.
- Je ne suis pas d’accord avec toi… Mais ne menons pas de débats. Allons-y à présent afin de conserver le doux souvenir de cette soirée. Je n’aimerais pas qu’un quelconque malentendu ne vienne la ternir.
Quand nous nous levâmes, Sènami prit ma main, nos regards se croisèrent, puis là sans mot dire, elle me donna un tendre baiser. Cela me perturba quelque peu. Mais il y a bien des décennies que cela aurait dû arriver.
Après ces confessions poignantes et ce baiser imprévu, nous nous séparâmes chacun, avec un cœur léger, conscient d’avoir soldé les dettes du passé.
Ce soir-là, au moment de m’endormir, jamais je n’avais été aussi apaisé. Débarrassé, étais-je du fardeau de mes erreurs du passé, heureux d’avoir rencontré le divin dans ce désert que j’ai traversé. Une félicité indescriptible envahit tout mon être. Je sentis mon corps comme flottant dans un univers de bonheur. Je vis au loin une lumière intense mais si apaisante qui m’aspirait. J’avais hâte d’être enveloppé par elle. Je hâtai le pas et quand je fus assez près, je vis une porte. Je fus pris d’une petite panique, mais pour rien au monde, je ne voulais connaître autre lieu que cet endroit de paix et de quiétude. Je traversai donc le seuil…