Il était une fois, un œuf sacré. De père en fils, la leçon est sue : on n’y touche pas. Depuis des lustres, il était là, à l’entrée du village. Tout le monde le tient pour une divinité. Il avait la taille d’un canari. De père en fils, tous savaient dans le village que cet œuf est différent des autres, d’abord par sa grosseur, ensuite par sa résistance aux intempéries. Le fondateur du village lui était redevable. En effet, pourchassé par ses ennemis, et n’ayant plus aucune issue, il supplia l’œuf de le sauver. Ce dernier s’ouvrit et se dilata. L’homme s’y engouffra et l’œuf se referma. Ses poursuivants passèrent sans pouvoir mettre la main sur lui. Quand ils partirent, il sortit de l’œuf. Et depuis lors, de génération en génération, l’œuf devint sacré. C’est lui qui veillait sur le village.

Tagodogodo, depuis son enfance, ne comprenait pas comment cet œuf pouvait s’imposer à tout le village, du chef au dernier des citoyens. A plusieurs reprises, son père l’avait dissuadé de toucher à cet œuf. En effet, depuis le fondateur du village, l’œuf s’était érigé, telle une colline dans un buisson, au bord de la voie. Et il se fait que c’est par là que passait le chemin qui menait au champ de Tagodogodo. Ce qui était curieux, c’était qu’aucune herbe n’avait jamais poussé dans les environs immédiats de l’œuf. Donc on pouvait le voir à loisir.

Il faut avouer que dans le village, outre le Roi à qui revenait de droit la gloire, celui qui était le plus honoré, c’était celui qui rassemblait en lui seul les qualités du meilleur chasseur, du plus grand cultivateur et du plus grand polygame. Et toutes ces qualités se vérifiaient chez Tagodogodo. Bien plus, à lui seul, il avait plus d’une centaine d’enfants. Il en imposait à tout le monde dans le village. La loi le lui permettait. Il se voyait déjà comme le prochain successeur du roi. Mais ce qui l’intriguait par-dessus tout, c’était le culte d’adoration que tout le village rendait à l’œuf du buisson. Il ne comprenait pas comment même le roi pouvait se laisser aller à de tels excès en déclarant sacrés, même les alentours de l’œuf. Il aurait bien voulu que tout ce culte lui fût rendu. Et à mesure que le temps passait et que le roi résistait à la mort, grandissait la hargne de Tagodogodo qui réussit progressivement à s’allier non seulement les dissidents du roi, mais aussi une bonne frange de ses conseillers. Il avait le vent en poupe.

Cette année-là, le ciel fut clément. Les récoltes étaient bonnes, les greniers remplis de vivres. Le village était gai : on était à l’abri du manque pour plusieurs mois encore. Les chefs féticheurs s’activèrent à rendre grâce aux génies du ciel et de la terre à travers force libations. Ils implorèrent par la même occasion leur clémence et leurs bienfaits pour la saison prochaine. C’est ainsi qu’un soir, après avoir pris son repas, Tagodogodo se prélassait devant sa case, le ventre nu. Il se souvient qu’il devait aller contrôler ses pièges. Armé de sa machette et de son gourdin, il sortit de sa maison. Arrivé à l’entrée du village, à l’endroit où trônait l’œuf mystérieux, il vit des femmes et des enfants prosternés face contre terre, en attitude d’adoration. Sa colère monta d’un cran. Mais il imita ces adorateurs. Ces derniers, dès qu’ils finirent, se levèrent et le laissèrent seul. Un grand sommeil s’empara de lui. Il fit un rêve dans lequel il fut intronisé roi à la tête du village. Son harem devint plus important, et ses fils davantage nombreux, ainsi que ses bêtes et ses terres. Quand il se réveilla, il fut pris d’une soudaine colère et asséna un coup de gourdin sec à l’œuf. Il y eut un tremblement de terre qui culbuta le roi de son trône. De grands signes apparurent dans le ciel. L’arc-en-ciel, Ayidohwèdo, remua sa queue et fit chambouler le firmament tandis que Hèbièso, le tonnerre, fit tonner sa grosse voix et il déversa sur terre un torrent de feu.

Aussitôt, il y eut une excavation et des entrailles de la terre, il sourdit un grand torrent. Tagodogodo en deux incantations s’était retrouvé dans sa chambre, sous son lit, tout transi de peur.

Le village était coupé du reste du monde. On ne pouvait traverser le torrent ni à la nage ni avec une barque. L’impétuosité du torrent ajoutée au grondement des tempêtes compliquait toute navigation. Tout le village était aux abois. Chacun décréta une réparation immédiate, sauf Tagodogodo. Il fallait parer au plus pressé. Vite, le roi rassembla ses magiciens et devins. Ils consultèrent les dieux. La situation était assez grave. Les dieux, viscéralement courroucés, refusaient de répondre aux suppliques des devins. Après plusieurs sacrifices, ils éteignirent le feu de leur colère et demandèrent au génie des eaux de répondre aux hommes qui les priaient.

Le génie des eaux leur enseigna juste un petit refrain et leur remit un petit caillou. Mais ce mal ne saurait rester impuni, avait-il conclu. Pour que tout redevienne normal, il fallait que chacun des villageois fredonne le refrain et prenne dans sa main le caillou et le passer au suivant.

Voici le refrain:

J’ai vu, j’ai vu plusieurs fois l’œuf,
Je l’ai vu depuis ma naissance,
Mais jamais, jamais, je ne l’ai approché
Jamais, jamais, je n’y ai touché,
Je n’y ai songé
Ni hier, ni aujourd’hui
Demain m’en dissuade

A l’annonce du crieur public, tout le village se réunit près du torrent, ainsi que prescrit par le génie. C’est là qu’eut lieu la classe de chants. Tagodogodo, pour dédouaner sa conscience, s’y était rendu aussi. Pendant l’apprentissage du chant, il garda la bouche fermée. Et au fur et à mesure que l’assemblée apprenait le chant et que le caillou passait d’une main à l’autre, le torrent bouillait davantage et le ciel décochait des éclairs de partout. Il y eut une accalmie et les villageois purent voir, au loin, de l’autre côté de la rive, des dunes d’or, des collines de diamant et de grandes plantations de maïs, de riz, et autres céréales, de vastes étendues d’arbres fruitiers.

Tagodogodo voyant cela, quitta la queue pour se trouver une place au milieu. Dès qu’il exécuta le chant et toucha au caillou qu’il était incapable de prendre vu qu’il se révéla lourd comme un rocher, il fut projeté dans le torrent au grand étonnement de tous. Le génie l’avait prévu. Le contrevenant devait mourir. Le roi intercéda pour lui et il fut dégurgité par le torrent et échoua au pied du roi. En un clin d’œil, il se transforma en un morceau de bois qui s’allongeait, s’allongeait jusqu’à se métamorphoser en un haut et grand pont qui relia les deux rives.

Le pont subsista jusqu’à ce que les eaux du torrent s’asséchassent totalement. Un matin, les villageois se réveillèrent et ne virent plus ni le pont ni le torrent. Les dieux étaient décidés à en finir avec Tagodogodo, du moins lui infliger un châtiment éternel. Ils l’enchaînèrent dans le vent. Et c’est lui qui crie sa désolation et sa tristesse dans le vent. Il le fera éternellement. Dès que vous entendrez le vent souffler, sachez que c’est Tagodogodo qui pleure. Il a gagné le gros lot que lui réservaient son entêtement et son outrecuidance. Ce qui est sacré est sacré.

Destin Mahulolo

  1. Waooooh… C’est très instructif et très beau. Avec des images de qualité..Merci à vous

    • on est ensemble, Hkr Belkis. Les contes, c’est pour nous qui n’avons plus nos grands-parents vivants

  2. Ce qui est sacré est sacré. On ne s’amuse pas avec l’usage de toute une communauté, de tout un peuple!

  3. Très beau conte….j’ai hâte de le raconter à des enfants…l’effet sur leur curiosité est encore plus magnifique dans leurs yeux. Merci

    • Edouard Tonou, nous disons merci à celui qui est la source de toute inspiration