« Verre cassé » est un roman étonnant, voire déroutant, écrit au premier degré. L’écriture y est en perpétuel état d’ébriété. L’action du roman se concentre dans un bistrot : « Le crédit a voyagé », tel est son nom. Menacé de fermeture par les autorités pour atteinte aux bonnes mœurs, ce bar crasseux est en effet le refuge d’une troupe d’éclopés. Le personnage principal au nom-titre Verre Cassé, ancien instituteur et patriarche des lieux, est assis à une table de bar, une faune compacte gravite autour de lui. L’escargot entêté, le gérant- fondateur du troquet, avait remis au fidèle pilier de son établissement un cahier pour qu’il y note des brèves de comptoir. Chacun des protagonistes voudrait y voir figurer son nom, son histoire. Telle est l’entrée en matière.
L’intrigue dans « Verre cassé » se noue comme une farce. Verre Cassé est le patriarche d’une bande de joyeux marginaux qui a l’habitude de se retrouver dans un bar, « Le crédit a voyagé ». Ivrogne et désabusé, il transcrit les aventures souvent cocasses de ses personnages truculents et donne à voir un portrait de notre Afrique.
Ainsi s’annonce l’histoire. Une histoire d’échecs et de ruptures. Dans « Verre cassé » nulle part rien ne marche. La gangrène s’est attachée à toutes les couches sociales : le politique, le social, le traditionnel, le moderne… rien n’est épargné. La cellule familiale est brisée, la société elle-même est malade. Et l’écriture se met au service de ce désordre pour se faire désordre aussi. L’auteur conscient de ce grabuge, prévient le lecteur : « ce bordel d’écriture », « ce cafouillis » comme il le nomme, c’est le monde, c’est la vie. L’écriture elle-même se fait donc bazar, sans méthode, sans recherche, sans artifice. Ainsi le veut l’auteur : « ce bazar c’est la vie, entrez donc dans ma caverne, y a de la pourriture, y a des déchets, c’est comme ça que je conçois la vie ».
Reniflons de près ce bazar… Verre Cassé le personnage principal est un être singulier. Il faut en effet qu’il soit Verre Cassé afin que nous soit donnée la possibilité de le voir survivre de quelque façon à la dose de vin ingurgité : plusieurs litres par jour. De plus son histoire elle-même est des plus rocambolesques, et de déchéance. A son image tous les personnages sont de rebuts de son quartier. Mais les éclopés, quand ils sont alcooliques ont un atout : la capacité de rire du malheur.
Donc c’est au « Le Crédit a voyagé » que l’on vient raconter les malheurs du monde, c’est là qu’on vient s’épancher, immortaliser ses douleurs, se vider l’âme, se soigner de la trahison, du mensonge. Ainsi voyons-nous défiler les uns après les autres le type aux Pampers, un homme au sphincter bousillé par un viol collectif survenu dans la prison où l’avait envoyé son épouse sur un motif mensonger : la pédophilie. Ensuite viennent Robinette, une prostituée des plus culottées, Zéro Faute, l’imprimeur Joseph désigné comme «un Van Gogh nègre » par le narrateur, «  j’ai vu Céline (sa femme) et mon fils dans le lit, ils étaient enlacés dans la position du pauvre Christ de Bomba… » Confie-t-il à Verre Cassé, cette découverte le rendit « fou » et sa femme obtint son rapatriement de la France, il est frustré et révolté par la vie médiocre qu’il mène là au pays. Enfin la Cantatrice Chauve, vendeuse des plats chauds, le quartier ; la ville, et le pays qui, d’une manière ou d’une autre, trouvent leur place dans le cahier tenu par Verre Cassé.
Le monde décrit dans « Verre Cassé » est un monde en dégénérescence, dans lequel tout le monde est malade. Les personnages, bien qu’individualisés, se ressemblent dans leurs déboires et leurs misères. « Verre Cassé » est le champ où s’opère l’odyssée d’une conscience masculine en quête du père. C’est dire que la mère est au centre du récit, mais celle-ci, pour un garçon ne sera jamais que la force domestique à laquelle l’enfant jure une fidélité éternelle tout en courant le monde.
Ces personnages masculins victimes de leurs femmes n’évoquent pas leur part de responsabilité dans la misère qu’ils vivent. Les femmes sont clairement diabolisées. C’est là que se dessine l’image de la mère idéalisée ; de la mère tendre et affectueuse qui peut comprendre, accepter. Ils veulent retrouver dans leurs femmes la protection et l’amour maternel indéfectible. C’est sans compter avec l’amour de la femme qui idéalise l’époux. Alors la femme déçue par les travers de l’homme refuse de comprendre, accuse, se venge. Et ces hommes du « Crédit a Voyagé » qui se confessent sont les victimes de cette révolte féminine. C’est pourquoi le narrateur, Verre Cassé, vient rôder autour du fleuve où s’est noyée sa mère comme pour reprendre des forces.
A lire «Verre  Cassé » on éprouve un saisissement dès la première note. Un vertige nous entraîne dans une chevauchée fantastique. L’auteur nous y montre que la vie déboires, infortunes et c’est pour mieux exprimer ce dérèglement que l’écriture, elle aussi, devient inventive, truffée de références diverses. Chaque titre raconte une histoire, souligne un sentiment, nuance un propos, ridiculise un autre, parodie une attitude, déniaise une pensée. Le vertige gomme les majuscules et les substitue une série illimitée de virgules. Alors se fait jour une circularité continue. L’auteur a mêlé dans ce livre le rythme de l’oralité à la littérature classique.
A cela s’ajoute le hoquet de l’ivrogne qui impose son style au roman : il crée son rythme inimitable entre tous. L’ivrogne débite continuellement…Pour arriver à ce résultat, pour reproduire ce continuel torrent, Mabanckou n’a usé que d’un seul élément de la ponctuation : la virgule. Seules les virgules ponctuent ce soliloque qui s’étend sur deux cent pages et qui tient en une phrase, l’ivresse ne supportant pas la discontinuité. Et une parole dont le signe distinctif est de poursuivre obstinément son cours s’appelle oralité. Avec  « Verre Cassé« , l’oralité se forge une autre essence.
Roman à la fois social, politique et autobiographique, « Verre Cassé » à travers ses personnages donne à voir un portrait de l’Afrique contemporaine en pleine décadence. C’est pour manifester cette dérive que le style est si disjoncté, si déroutant.
Si vous recherchez un bon livre pour passer du bon temps, choisissez « Verre cassé ». Ici, le plaisir est jubilatoire.

L’écriture dans « Verre Cassé »

L’écriture dans « Verre cassé » est unique. Elle épouse les divagations de l’ivrogne. Ce sont ses remugles, ses décrochements qui imposent un style à « Verre Cassé ». Le lyrisme qui a eu lieu ici se révèle étonnamment pur, sûr, souple. Pour arriver à ce résultat, l’auteur a usé d’un seul élément de ponctuation : la virgule. On est sidéré de le constater. Une étude attentive nous montre que la virgule, quand elle est au service d’une longue et unique phrase, égalise les mots sans étouffer leurs « humeur ». On se dit que, avant l’invention de la ponctuation par les pères médiévaux, la phrase devait avoir une semblable liberté.
La meilleure explication du phénomène, c’est l’auteur lui-même qui la donne ; preuve que son édifice procède d’un projet bien concerté. Ainsi, lorsque le commanditaire daigne regarder le manuscrit, il est effrayé, on s’en doutait un peu. Qu’on en juge à la réaction de l’escargot entêté : « Mais c’est vraiment le désordre dans ce cahier, y a pas de point, y a que des virgules, parfois des guillemets quand les gens parlent, c’est pas normal, tu dois mettre ça un peu au propre, tu crois pas, hein, et comment moi je peux lire tout ça si c’est collé comme ça, faut laisser encore quelques espaces, quelques respirations, quelques moments de pause, tu vois j’attendais quand même mieux de toi, je suis un peu déçu excuse-moi, ta mission n’est pas encore terminée ».
Verre Cassé, le personnage principal, immortalise ainsi les prouesses héroïques, comiques de ceux qui fréquentent le bar et qui ont un langage dilué de rue ; aucune civilité de bonnes mœurs. L’auteur lui-même parle de son style peu ordinaire : « Je commencerais maladroitement, et je finirais maladroitement, comme j’avais commencé, je m’en foutrais de la raison pure, de la méthode, de la phonétique, de la prose et dans ma langue de merde ce qui se concevrait bien ne s’énoncerait pas clairement, et les mots pour le dire ne viendrait pas aisément, ce serait alors l’écriture de la vie, c’est ça, et je voudrais surtout qu’en me lisant, qu’on se dise, c’est quoi ce bazar, ce zouk, ce cafouillis, ce conglomérat de barbarisme, cet empire de signes, ce bavardage, cette chute vers les bas-fonds des belles-lettres, c’est quoi ces caquètements de basse-cour, est-ce que c’est du sérieux, ce truc, ça commence d’ailleurs par où, ça finit par où, bordel¨ »
Le style déjanté de ce roman est le reflet même de l’usage africain du français. Tout le monde, même le président de la République, court après une langue dont il ne soupçonne pas toujours la complexité. Ainsi voyons-nous le chef d’Etat du Congo se faire du mauvais sang parce que son ministre de la culture, dans un discours semé de « j’accuse », est devenu à ses dépens célèbre du jour au lendemain.

Cécile AVOUGNLANKOU