Je m’appelle Décadjèvi. J’ai aujourd’hui 45 ans. Mon père, un vrai pauvre au sens plein du terme, a dit que suis né un peu avant la dernière invasion des criquets migrateurs, qui a plongé les miens dans la misère jusqu’à ce jour. Mais ma mère, une habituée aux douleurs et souffrances, soutient que c’est un peu après que les hommes aux cheveux de barbes de maïs ont éventré les forêts de nos régions en posant les rails, causant la désolation dans notre village puisque ces forêts étaient pour la plupart des lieux sacrés où on avait enterré les anciens du clan des mangeurs de margouillats dont je suis issu. De toute façon, je réalise que je suis né en temps de malheur. Les événements de la vie ne surviennent pas comme nous l’avons prévu; c’est mon grand-père qui disait cela en rotant bruyamment après son plat de haricot. Moi je crois que la vie, ce n’est pas une affaire de haricot ou de barbe blanche. Je ne sais ce que la vie a voulu faire de moi, mais voici que c’est devant un grand trou que j’ai creusé et une longue corde à la main, que, le cœur brisé, vais vous raconter mon histoire avant le…

Celle qui m’a mis dans cet état, c’est ma femme. Eh ! Les femmes? Elle s’appelle Rachelle. Je l’avais connue, il y a trente ans jour pour jour. Oh! Que le temps passe vite. Nous étions tous en classe de 3è, mais dans des collèges différents. C’était un de ces jours où notre école devrait disputer un match de football contre son collège, la finale du tournoi interscolaire. Elle faisait partie des pom-pom girls occasionnelles de son établissement. Pour être plus juste, c’était en réalité une bande de jeunes filles hilares, surexcitées et endiablées, qui criaillaient à gorge déployée, chantaient, dansaient au son des tambourins. Elles faisaient dos à l’aire de jeu et sursautaient. Elles étaient chargées d’animer et de soutenir leurs joueurs. Malgré notre défaite ce jour-là sur le score de 4 buts à 3, je lui avais plu à la fin du match, car c’était moi qui avais raté dans les arrêts de jeu, un pénalty en notre faveur qui aurait pu nous donner une prolongation. Mais à vrai dire, je l’avais certainement fait craquer à cause de ma piètre prestation ce jour-là. Qui a dit que l’amour ne naît que suite à des exploits? A la fin de la rencontre, j’étais resté inconsolable. Elle était venue vers moi pour me remonter le moral, contrairement à mes coéquipiers qui me prenaient comme le seul responsable de notre défaite. J’avais senti sa main sur mon épaule gauche, une main droite aux doigts tellement doux qu’on aurait dit qu’elle n’a jamais servi à faire quoi que ce soit.*

–  Courage, jeune homme, tu auras la chance l’année prochaine, m’avait-elle dit.

Dans cette douleur, je la regardai sans prêter trop attention, mais lui répondis simplement par un simple « merci ». J’étais comme groggy. C’est une fois à la maison, après avoir évacué cet échec que je la vis s’installer dans mon cœur, ma mémoire et tous mes sens. Je n’avais même pas eu la présence d’esprit de lui demander son nom. Que je suis b…. Et pendant deux lunes toutes entières, ma petite cervelle n’a pas eu de repos. J’étais hanté par l’image de la belle jeune fille. Je la voyais partout: dans la moustiquaire, dans mon bol d’eau, dans la sauce. Une fois je l’avais confondu avec le soleil, tellement son sourire irradiait l’intérieur de mon être. Je n’arrivais plus à dormir. Mes notes avaient galopé vers moins infini (– ∞). Un soir, à la sortie du cours à dix-sept heures, je pris un zémidjan et me dirigeai vers son école, sans savoir même comment la voir, puisque non seulement je ne connais pas son emploi du temps, mais aussi son nom m’était inconnu. Je voulais faire confiance à la divine providence espérant la voir fortuitement. De toutes les façons, elles sont nombreuses, ces personnes très chanceuses qui, sans rien préparer ni demander, obtiennent ce qu’elles veulent et même ce qu’elles ne veulent pas. Pourquoi alors pas moi ? Suis-je une musaraigne, moi, pour que ma chair ne puisse s’égayer dans la sauce? De toute façon, je ne suis pas plus laid que Lègbavi, le gardien de l’école qui, malgré sa calvitie sauvage, sa gueule d’hippopotame en colère et son visage de gorille, a réussi à enceinter la fille du maire qui était pourtant favorite pour le concours miss de notre établissement. Et il ne faut pas oublier qu’elle était la protégée de Directeur et la dulcinée du comptable. Alors pourquoi pas moi? Une fois devant l’école, je me mis à l’écart observant la sortie des élèves à dix-neuf heures. Après trente minutes, mon attente fut comblée. Comme je pouvais m’y attendre, je ne la vis pas. Tous les élèves en effet étaient sortis et le gardien ferma le portail. Bredouille. Telle une andouille heureuse, je rentrai chez moi, et chose curieuse, pas trop déçu. Je savais d’avance que je ne la verrai pas, qu’il y avait moins d’une chance sur cent pour la voir. Apparemment, la chance ne m’avait pas souri. Et c’est tant mieux…

A suivre….

 

Claude KOUASSI OBOE