À cette confession pour le moins très insolite, je ne sus que répondre. C’était vraiment fou. Une femme qui demande en mariage, par ces temps qui courent ? Hallucinant, je le lui concède volontiers. Pierrot continua.
– « Non ce n’était pas à elle de le faire. J’étais choqué, frère, traumatisé, ébranlé, mes poils dressés, ma bouche béante d’étonnement. J’étais gêné aussi. Toi-même tu sais que je n’aime pas trop être au centre de l’attention. J’eus un mal fou à réprimer la vague d’émotions qui m’envahit soudain. J’étais à deux doigts de cracher un « Oh My Klounon ! » et me mettre à chialer comme ces filles des téléréalités américaines lorsque leurs amants, las de les tromper et craignant de se choper quelque syphilis se décident enfin à les demander en mariage. J’aurais bien chialé ce soir que personne n’aurait osé me le reprocher. Une demande en mariage aussi insolite, il y a de quoi en pleurer, tellement ça fout le bazar dans vos émotions. Je restai cependant viril quoiqu’une perle indisciplinée de larme parvînt à dégouliner sur ma joue gauche. Pour la dissimuler, je relevai Diane encore prostrée devant moi, lui ôtai des mains le plat de gâteau que je mis de côté avant de me laisser tomber dans ses bras. Je la serrai fort, si fort que j’eus moi-même peur qu’elle n’étouffât. Une phrase força mes lèvres et je l’entendis se répandre dans l’oreille droite de Diane « Tout à toi ma reine, aujourd’hui et demain, tout à toi, rien qu’à toi, à personne d’autre. Tous les jours seront 14 février pour toi et moi. Que le Ciel me punisse si j’en viens à te faire le moindre mal ».Voilà la phrase que je me surpris à dire à Diane ce soir- là. Aujourd’hui encore je réalise tout ce qu’impliquait cette satanée de phrase. Cette phrase et toutes les autres que j’ai dites le jour du mariage, pendant notre lune de miel, dans certaines circonstances où j’aurais peut-être mieux faire de la fermer plutôt que de dire ces phrases symboliques et lourdes d’engagement, de responsabilités et de promesses que je n’ai pas pu tenir. »
Pierrot se tut un long instant, se versa encore un verre. Je voulus l’en empêcher, mais je me ravisai. Cela semblait lui faire un grand bien. Et il reprit de plus belle.
« Que pouvais-je répondre à sa demande en mariage publique si ce n’est ce oui franc et volontaire qu’elle me quémandait ?! Je ne réfléchis pas deux fois, je ne me fis point prier. Après notre longue étreinte acclamée par tous, je me baissai moi-même pour lui passer l’anneau au doigt. Des hourras fusaient de partout, des applaudissements aussi. On était désormais fiancés. Le reste de la soirée, point besoin de te le raconter. Point besoin que je te dise à quel point j’étais fier et content. L’attraction de la soirée ce n’était désormais plus elle seule. C’étaient nous deux, c’était surtout moi. Tout le monde voulait connaître qui est l’heureux élu. Les uns, bien cachés dans l’obscurité me dévisageaient, les autres engageaient la discussion, m’offraient des poignées de mains musclées, me regardaient droit dans les yeux comme pour discerner ce qui en moi avait bien pu faire flancher Diane. J’étais rentré chez moi ce soir-là plus convaincu que jamais que Diane était mon âme-sœur. Une femme qui s’humilie, brave et piétine la norme en s’abaissant pour demander la main d’un homme, par ces temps-ci où ces écervelées sadiques sont prêtes à vous faire poiroter des lustres avant de vous offrir leur oui, cette femme il fallait la prendre au sérieux. D’aucuns la traiteront de fille facile ou naïve. Moi, une fille du genre, j’en ai peur, je m’en méfie. Une fille qui se « livre » à vous de la sorte, il faut la « manger » avec discipline et modération au risque d’en avoir les dents agacées et cassées.
Les fiançailles n’auront duré qu’un an à peine, au cours duquel je découvris et redécouvris une Diane qui m’aimanta chaque jour un peu plus. Pas question qu’elles durent plus longtemps. Il me tardait de passer chaque instant de ma vie à ses côtés. Je ne fis cependant pas la même bêtise que ces gens qui se laissent aveugler par l’amour qu’ils disent aveugle. Je ne me privai pas de faire le moindre test pour savoir si mes A étaient compatibles avec ses B et mes C avec ses D. Pas question que de nos amours naissent des « phénomènes » qui nous feraient dépenser toute notre énergie en attentions et tout notre argent en médicaments. Dès que toutes les formalités furent remplies, nous nous dépêchâmes de convoler. Je payai la dot qui me coûta une petite fortune. Cette formalité, cette merveilleuse tradition que nos pères eurent la sagesse d’instituer pour sacraliser davantage le mariage, impossible de passer outre. J’ai beau m’en demander l’utilité de nos jours, j’ai beau vouloir l’enjamber, c’était peine perdue. Chez les FIOH pas question de s’y dérober. Puis arriva le grand jour. Samedi 14 février en l’église Ste Famille de Fidjrossè. Je l’avoue et tu en sais quelque chose. Ce n’était pas un mariage comme je l’avais rêvé toute mon enfance durant où je m’étais juré que la femme de ma vie, je lui passerais la bague au doigt à Grand popo sur quelque plage paradisiaque ou carrément à Hawaii. Mais c’était beau, divinement beau. Devant Dieu et ses anges devant une foule de parents et d’amis, on s’était dit oui pour la vie. Qu’elle était sublime ce jour-là dans sa robe turquoise de princesse ! Dieu! Qu’elle était belle ! Et moi, regarde bien dit-il en me faisant admirer une nouvelle rangée de photos. Je n’ai jamais été aussi beau de ma vie. Avec mes cheveux coupés à ras, mon costume sur mesure, mon nœud papillon, ma belle paire de Santiago et ce discret parfum que m’avait offert mon oncle. J’étais à croquer. Tu en aurais témoigné si tu avais été là. Dommage ! Monsieur était en voyage de ressourcement spirituel au Tibet. Incapable de te joindre, aucune nouvelle de toi à part les sept premiers mois après ton départ. Sache, dit-il en me jetant un regard noir, que je ne te le pardonnerai jamais, Jordi. Pour rien au monde tu ne devrais être absent à ce mariage. C’était sans aucun doute le mariage du siècle. Tant pis pour toi ! Tant pis ! Mais je te pardonnerais peut-être. Tout a été tellement vite. Ce n’était pas prévu que je tombasse amoureux avant ton retour, ni que je me mariasse. Mais il le fallait. L’envie d’avoir Diane pour moi, rien qu’à moi tous les jours, me dévorait. Et je peux t’assurer que le jour où elle entrait chez moi, c’était le bonheur même qui franchissait le seuil de ma maison pour s’y installer. Rire, bonne ambiance, bonne humeur et entente, c’était désormais tout mon lot. Diane était gentille et attentionnée, c’était un véritable ange. Elle avait apporté la lumière qui avait toujours manqué à ma vie. Laisse-moi aussi te dire qu’elle était un véritable cordon bleu. Les plats qu’elle me concoctait, oh mon Dieu, quels délices ! Je ne m’en lassais pas. En quelques mois seulement j’ai pris un embonpoint insolent. Et tu peux témoigner que je n’étais pas si rond il y a environ cinq ans quand tu partais. On s’entendait parfaitement bien. C’était étonnant et je m’en étonne aujourd’hui encore. Tout d’elle m’agréait, absolument tout frère. Je l’aimais chaque jour un peu plus. On ne s’ennuyait jamais elle et moi. Et si tu ne me crois toujours pas quand je te dis que ma Didi était un ange tout droit venu du ciel juste pour moi, laisse-moi te dire qu’après à peine cinq mois de vie commune, j’avais gagné en promotion au boulot. De simple responsable des employés j’ai été promu secrétaire administratif. Mon salaire a triplé. Je me suis toute suite acheté une caisse. Une Honda Accord frère, chap, dit-il fier de lui-même.
– « Ah bon, l’arrêtai-je, et quand est-ce qu’on l’arrose ? Il faut qu’on célèbre ça. Je suis très content pour toi, Pi. »
– « T’inquiète pas, me répondit-il, on a tout le temps pour ça. J’ai réservé assez de champagne pour qu’on le fête. »
Comme si l’évocation de « champagne » venait de lui donner soif, il se versa une nouvelle lampée avant d’enchaîner.
– « On vivait tellement bien elle et moi. On ne manquait de rien. Elle gagnait assez de son côté et moi je ne pouvais me plaindre. Malheureusement, tu sais beaucoup d’argent, c’est forcément beaucoup d’amis et davantage de tentations. Oh mon Dieu ! Je n’arrive toujours pas à m’expliquer comment j’ai pu retomber dans mes travers. Pffff les amis ! Amis ? Je me demande même s’ils méritent qu’on les appelle ainsi. Tu les invites par la porte à entrer dans ta vie et dès que tu baisses la garde, ces enfoirés s’y invitent eux-mêmes par les fenêtres et viennent foutre la merde chez toi. Tu étais où, ducon, pour m’orienter, tu étais où, Jordi ? »
À cette question qui m’indexait directement, je ne sus que répondre. J’ai peut-être mal fait de voyager si loin pendant si longtemps, loin de tout. Mais il le fallait. Il me fallait prendre un nouveau départ, remettre de l’ordre dans ma vie.
– « Tu me manquais tellement, Jordi, continua-t-il, que je me suis rabattu sur une bande d’orgiaques trop riches trop tôt. Nous n’avions qu’un but, faire bombance, dépenser nos maigres demi-millions par mois en plaisirs. Diane m’a plusieurs fois mis en garde, a essayé de m’empêcher d’atteindre l’extrême. Mais c’était plus fort que moi, beaucoup plus fort… J’avais retrouvé mon âme de fêtard. Ou du moins, elle m’avait retrouvé et rattrapé. Il faut aussi dire qu’à la maison tout n’était pas non plus très rose. En seulement huit mois de vie ensemble Diane avait enchaîné deux fausses couches. J’étais dévasté. Je ne comprenais rien. C’étaient des moments très difficiles à vivre. J’avais tellement mal pour Didi. Ça la faisait terriblement souffrir. Évidemment, elle avait tout mon soutien et ma tendresse. Mais en tant qu’homme et mari j’étais davantage touché. C’est peut-être pour ça que je suis retombé dans la beuverie pour m’aérer les idées. Mais il faut dire que le sort semblait désormais s’acharner contre nous et n’aida pas beaucoup. Quatre ans de mariage et toujours pas d’enfant. Ce n’était pas le mariage rêvé. Entre Diane et moi tout allait quand même pour le mieux. Mais ces deux dernières années, ce n’était nullement la joie. Après trois nouvelles fausses couches Diane commença à déprimer. Ma tendresse, mes attentions, rien n’y fit. Elle était devenue réservée et silencieuse. Elle pleurait et soliloquait. Les tests répétitifs, les traitements, elle n’en voulait plus. Elle était devenue franchement agaçante. Je ne la supportais plus. Moi je me pliais en quatre pour lui faire plaisir mais elle n’en avait cure. Elle s’était renfermée sur elle-même. L’ambiance à la maison devenait morose et lourde. Et tu le sais, le confinement et les ambiances merdiques de monastère, moi ce n’est pas mon truc. Il fallait que je me console ailleurs. Et c’est là que je me suis entiché d’une bande de potes douteux. C’étaient des gars bien au départ. On s’offrait juste du bon temps pour défatiguer et oublier les tracasseries du boulot. Mais très tôt, on a dévié.
Les shows ont commencé, la tournée des boîtes de nuit et autres établissements de détente. Toujours pas de gosse. Jusque-là j’avais été « sage » Mais entre la pression des parents que je n’arrivais plus à canaliser et les tentations auxquelles je m’exposais moi-même et surtout les folles suggestions des « amis » qui ne tarissaient pas d’idées débiles, j’ai tôt fait de répondre aux yeux doux que me faisaient les nanas des lieux où on traînait. Pourtant j’ai résisté, j’ai vraiment essayé, frère. Mais cette fille cette nuit-là et cette canette de Vody de trop ont foiré mes efforts. J’ai chuté ce soir-là. Et pour oublier la honte et la culpabilité qui me pesaient dessus, j’ai chuté le soir d’après, puis une semaine plus tard. Et finalement j’ai pris goût à la chute. Je me sentais coupable et injuste vis-à-vis de Diane. Elle s’était certainement rendue compte de mes dérives. Je ne sais comment. Ces dames ont un flair déconcertant, je te jure. C’est fou comme leur sixième sens est aiguisé. Ma femme soupçonnait quelque chose et je m’en rendais compte par son agacement quand j’essayais d’être câlin avec elle. Elle semblait n’en avoir plus rien à foutre. Elle était devenue effroyablement réservée. Quand j’y pense maintenant… J’aurais peut-être aimé qu’elle me fît des reproches. Qu’elle me parlât. Ça aurait certainement mis un frein à mon élan de perdition. Mais non, madame s’est davantage renfermée et moi je me suis davantage égaré. J’avais pris mes distances. Je m’éclatais dehors. J’enchaînais les conquêtes. Mais je peux te jurer que l’ultime but de ces dérives était d’avoir enfin une progéniture. Malheureusement le gosse tant attendu ne venait toujours pas. Au dehors pas plus qu’à la maison rien ou presque n’allait vraiment plus. À la maison, c’était pire. Diane et moi eûmes nos premières disputes, puis, nos premières bagarres. ». Il finit cette dernière phrase en baissant la tête, le visage rempli de honte.
Aux mots « disputes » et « bagarres », je tiquai. Je n’aurais jamais parié que Pierrot en arriverait à ce point. C’était un coureur de jupons, pas un goujat batteur de femme. Et rien qu’à me rappeler la violence de ses procès contre les maris karatéka,je ne pus le croire. Pourtant il l’avait fait. Il m’expliqua qu’il était rentré tard un soir. Et que Diane l’avait accueilli avec une gifle. Alors il avait pris le soin de lui rappeler qui d’eux deux était le mâle de la maison, qui bandait et pissait debout.
Junior GBETO