Cœur brisé (2/5)

Cœur brisé (2/5)

Les trois jours qui ont suivi, je refis la même chose. Même résultat. J’abandonnai donc cette course poursuite, à la recherche d’un grain de mil au bord de la mer. Et pourtant, je n’ai cessé de penser à elle, à cette belle inconnue, au visage d’ange. A la fin de l’année, j’obtins mon Brevet d’Etude du Premier Cycle et j’entrai au lycée. Le premier jour de la rentrée, comme cela se fait chez nous, beaucoup d’élèves ne vont pas à l’école, laissant à ceux qui vont le sale boulot de nettoyer les salles. C’est le jour aussi où les parents d’élèves viennent avec leurs enfants pour les inscriptions. Cela dure d’ailleurs parfois deux à trois semaines. Je faisais partie de ces nouveaux élèves pressés d’en découdre avec le second cycle. Nous y sommes allés tôt le matin, avions nettoyé nos classes et places. Je m’étais assis au beau milieu de la classe, qui comportait trois rangées composées de  six tables-bancs chacune. Durant toute la semaine, j’étais seul. Je n’avais pas la chance d’avoir dans ma salle, des amis avec qui j’avais fait la 3ème. Mais cela ne me découragea en rien, puisque je n’étais pas venu à l’école pour cela, mais plutôt pour étudier. Mes parents me tueraient si jamais ils apprenaient un jour que je m’amusais à chercher des amis. Je sais bien ce qu’ils endurent pour arriver à me paye la scolarité. Ma mère est vendeuse de beignets, et devient occasionnellement lavandière dès qu’on lui faisait signe. Mon père, alcoolique, avait élu domicile dans un » tchakpalodrom » où il ne faisait que boire et boire. On avait déjà commencé le cours de la philosophie, une nouvelle matière que nous ne comprenons pas, puisqu’après le premier cours de la première semaine, on s’était demandé à la fin, si le professeur se moquait de nous ou s’il était sérieux, tellement qu’on avait rien saisi pendant ces deux heures. En effet, il nous parlait des choses avec des noms des gens aussi bizarres que son propre cours. D’ailleurs, lui-même était bizarre, avec une coiffure des années de la colonisation, et un visage de macaque que terminait nonchalamment une barbe de Ben Laden.

Le Surveillant Général entra dans notre classe avec une nouvelle élève, et après l’avoir présentée au professeur, on lui demanda de s’installer. Dans la classe, j’étais le seul à n’avoir pas de voisin de table. Naturellement, elle vint s’installer auprès de moi. C’est quand elle s’est assise que je me rendis compte qu’il y avait une nouvelle élève. Moi qui étais seul à ma place et qui me sentais bien, j’étais dans l’obligation de partager ma place avec une autre personne. Déçu, je répondis à son salut sans lever ma tête puisque j’étais occupé à comprendre le cours de philosophie qu’on venait de recevoir. C’est après dix bonnes minutes, dix minutes inutiles que je levai ma tête pour voir le visage de cette personne qui désormais allait perturber ma tranquillité que mon cœur fit un tour. Ma respiration s’accéléra sans motif. Je restai figé et bouche bée à regarder cette créature qui me parut familière. Je ne savais pas où je l’avais rencontrée ni pourquoi ce visage me disait quelque chose. Apparemment, elle aussi était surprise de voir, et après quelques secondes d’hésitation, me lança :

  • On m’appelle Rachelle, je viens d’être transférée dans ce lycée car mes parents ont déménagé et sont non loin de l’école. Et toi, quel est ton nom ?
  • Moi, c’est Décadjèvi. Ravi de te rencontrer, lui dis-je.

Je continuais à tourner dans ma tête cette idée de l’avoir vue quelque part, mais où ? A la sortie de classe, elle me demanda mes cahiers afin qu’elle se mette à jour. Je les lui prêtai sans protocole. Durant toute la nuit, je ne dormis point. Je fermai les yeux à avoir mal aux paupières. Rien. Réfractaires au sommeil, ils scrutaient le plafond pendant que mon esprit y contemplait l’image de Rachelle qui me souriait comme dans un conte de fée. Je fis l’effort de fermer les yeux, mes oreilles se mirent à siffler des on rire métallique. Je coinçai ma tête entre mes oreillers, le parfum de ma voisine de table emplit ma chambre. Et c’est à ce moment que l’illumination me vint. C’était elle, celle qui m’avait réconforté l’année dernière au cours de la finale perdue. Mais oui, comment ai-je pu oublier ainsi ? Je me levai ; il était 3h du matin. Je fis le tour de ma chambre. Je me pinçai pour me rassurer que j’étais encore vivant. J’allai aux toilettes. Rien ne sortit. Je sautai en douche. Deux cafards m’y attendaient. Je détalai avant d’avoir eu honte de moi-même. Un chat miaula et je crus y entendre le ricanement de Rachelle. Un hibou se fit entendre dans la cour, j’eus l’impression que Rachelle m’invitait dehors pour qu’à la belle étoile, nous dansassions. Je me couchai à même le sol. Mon pouls m’affola, ma respiration m’était insupportable. Des odeurs se firent sentir dans ma chambre. J’avais l’impression d’y cohabiter avec une présence invisible qui me scrutait et me perforait du regard. Cela m’était intenable. Je sursautai et allumai. Rien. Je jetai deux œillades sauvages à la pendule. Pour la première fois, je constatai que la nuit avait refusé de laisser sa place au jour ; la pendule au salon n’allait plus très vite, on aurait dit quelqu’un faisait exprès de ralentir la chevauchée habituelle des aiguilles. Même ma montre, allait à la vitesse de la tortue ou de l’escargot. Je vis dans ma moustiquaire deux papillons qui voltigeaient et s’égayaient. Cela m’était doux et très réconfortant. Je voulus les attraper, ma main cogna l’un des clous autour duquel j’avais accroché ma moustiquaire. La douleur m’arracha deux larmes d’émotion. Ce fut une nuit de tortures poétiques et romanesques. Je ne le détestai pas du tout. N’eût été l’urine des souris ou des chauves-souris logées dans la charpente de la toiture, urine qui vint violenter la quiétude de mes commissures labiales, j’aurais passé une nuit paradisiaque malgré ma main endolorie. En me rendant à la douche pour me débarbouiller et effacer l’affront de l’urine et de sa suite d’odeurs nauséabondes, je mis le pied gauche dans le piège que j’avais même dressé pour les souris. Le gros orteil laissa gicler une marre de sang. Et dans mon fore intérieur, j’entendais la même voix, distinctement, me susurrer à l’oreille comme le jour où mon équipe perdit la finale:  » Courage, jeune homme. La chance te sourira… ». Je ne me souviens plus de quand je me suis endormi. Mais ce dont j’étais convaincu, c’est j’étais allé à l’école en retard….

 

A suivre….

 

Claude KOUASSI OBOE

×

Aimez notre page Facebook