» J’écris par nécessité, presque comme pour rétablir un ordre. », Suzanne Kemenang.

 » J’écris par nécessité, presque comme pour rétablir un ordre. », Suzanne Kemenang.

Bonjour les amis. Nous recevons pour vous aujourd’hui lundi, jour d’interview sur votre blog, une éditrice auteure d’origine camerounaise, Suzanne Kemenang « : Je pense déjà que la littérature ne devrait pas être réduite à un genre ou une race, c’est un art, une forme d’expression, un moyen de communication que l’écrivain ou l’écrivaine utilise pour dénoncer, célébrer, raconter ou encore transmettre. »

                 

BL : Bonjour Madame. Nous sommes heureux de vous recevoir sur Biscottes Littéraires. Nos lecteurs sont curieux de vous connaitre. Voudrez-vous bien vous présenter, s’il vous plait ?

S.K : Bonjour, c’est moi qui vous remercie de me donner cette opportunité de me faire connaître auprès de vos lecteurs. Je suis Suzanne Kemenang, éditrice, auteure et entrepreneure d’origine camerounaise et je vis au Canada depuis 2007. Je suis la fondatrice et directrice générale des Éditions Terre d’Accueil, une maison d’édition francophone située dans la grande région de Toronto. Je mets un point d’appui sur« francophone »parce que nous sommes dans une région majoritairement anglophone et toutes les raisons et les occasions sont bonnes pour rappeler notre présence et en être fiers. Les Éditions Terre d’Accueil existent depuis trois ans et se sont donné pour mission de valoriser les plumes d’auteurs venus d’ailleurs afin d’enrichir le paysage littéraire canadien et francophone.

Je suis aussi l’auteure du livre Les visages de la francophonie – Région de Durham, un livre hommage qui retrace l’histoire de la communauté francophone de la région qui m’a accueillie depuis quatre ans maintenant à travers ses pionniers et pionnières. Une fois de plus, le français se trouve au cœur de mes activités.

L’entrepreneuriat s’est donc imposé à moi et c’est un statut qui me permet d’apprendre énormément sur moi-même et sur les autres.

BL : Vous êtes auteure et éditrice. Une preuve qui témoigne de votre grande passion pour la littérature. Pourriez-vous partager avec le lectorat le socle de ce penchant pour les lettres ?

S.K : Permettez-moi déjà de préciser que je suis éditrice avant d’être auteure. Ma casquette d’auteure est arrivée plus tard. Je suis une femme de lettres depuis toute jeune. Très studieuse et réservée, j’ai toujours été fascinée par les mots et leur pouvoir et plus tard, en grandissant, j’ai pris conscience de l’impact qu’ils pouvaient avoir sur la vie des autres. Il faut dire aussi que j’ai eu de très bons professeurs de français qui ont su me transmettre l’amour de la langue à travers les textes, notamment ceux d’auteurs africains. Cette littérature (africaine) m’a accompagnée tout au long de mon cursus scolaire qui a été assez classique pour l’époque et le contexte dans lequel j’ai évolué au Cameroun. J’ai obtenu un Baccalauréat littéraire avec mention, j’ai poursuivi mes études à l’Université de Buéa, au Cameroun, en obtenant une licence en lettres bilingues (français et anglais). J’avais d’ailleurs présenté un mémoire de licence sur la littérature comparée avec les œuvres de deux auteurs camerounais : Patrice Nganang (Temps de chien) et Linus Asong (The Crown of Thorns). Après cela, j’ai étudié à l’Université Concordia, à Montréal et j’ai décroché un certificat de 2e cycle anglais-français en langue et techniques de localisation. Pour terminer, j’ai complété un DESS en édition à l’Université de Sherbrooke, toujours au Québec.

BL : Votre venue à l’écriture est-elle aussi le fruit de la passion ? Ou est-elle juste un exutoire pour vous ? Quelles sont les raisons ?

S.K : L’écriture fait partie intégrante de moi-même, j’écris par nécessité, presque comme pour rétablir un ordre. Je suis portée sur les textes de style récit, documentaire ou biographique afin de raconter, valoriser, mettre l’autre en avant. Avec mon expérience dans la rédaction de mon livre, j’ai trouvé très gratifiant de parler des autres, de les mettre en avant, de mettre en lumière leurs réalisations. De ce fait, je pense que célébrer l’autre fait partie de ma mission d’abord comme éditrice et ensuite comme auteure.

BL : Comment définissez-vous l’écrivaine dans ce siècle où l’écho de la littérature résonne moins bien que celui de la science ? Quel rôle assignez-vous à la femme de lettres dans cet univers littéraire subjugué par une forte présence masculine ?

S.K : Je pense déjà que la littérature ne devrait pas être réduite à un genre ou une race, c’est un art, une forme d’expression, un moyen de communication que l’écrivain ou l’écrivaine utilise pour dénoncer, célébrer, raconter ou encore transmettre. Dans ce contexte, le rôle de chacun, homme ou femme, devrait être celui de passeur. Les écrivains et les écrivaines n’écrivent pas toujours avec la même sensibilité, avec les mêmes objectifs, mais ils transmettent un message, des émotions, ils sont les influenceurs de leur génération, si on veut utiliser le langage du 21e siècle.

BL : Le livre Les visages de la francophonie-Région de Durham porte votre signature. C’est un livre d’histoire, de sociologie, d’anthropologie et de science politique. Voudrez-vous bien nous dire le postulat d’écriture de cet ouvrage ?

S.K : L’idée de ce livre est partie d’un constat. Avant tout, remettons les choses dans leur contexte. J’ai vécu à Montréal pendant neuf ans, en évoluant entièrement dans un milieu francophone et lorsque ma famille et moi avons déménagé en Ontario (une province canadienne, majoritairement anglophone), nous étions loin de nous imaginer qu’il y avait toute une vie en français à laquelle nous allions nous greffer sans effort.

Comme j’aime le dire, je suis éditrice, alors je vois des livres partout ! Je trouvais qu’il était primordial de mettre en lumière les réalisations de ces hommes et de ces femmes venus d’ailleurs et qui ont réussi le pari de bâtir de leurs mains une communauté francophone en situation minoritaire ; on parle de 70 ans d’histoire ! Il était impératif que les personnes qui arrivent dans cette région et qui bénéficient des services en français, trouvent du travail en français ou qui envoient leurs enfants dans des écoles ou des garderies francophones sachent à qui elles le doivent. C’est d’abord et avant tout un livre hommage, un devoir de mémoire, un testament pour les générations futures.

BL : Les 20 ‘’bâtisseurs’’ dont parle le livre ont eu de différents parcours, et sont intervenus dans divers domaines : éducation, immigration, pastorale, etc. Quel regard portez-vous sur le phénomène de la migration qui devient récurrent et chamboule l’actualité mondiale ?

S.K : Les 20 bâtisseurs sont arrivés dans la région de Durham dans des contextes et à des époques bien différents. Ils viennent de diverses régions du Canada et du monde et leur particularité est qu’ils ont trouvé en cette région un terreau fertile pour s’installer et construire un avenir pour eux et leurs enfants. D’après mon expérience avec ce livre, les raisons qui poussent les personnes à migrer sont légion, l’objectif étant finalement de trouver sa terre d’accueil. Elle peut être ailleurs que chez soi, mais on ne peut malheureusement pas empêcher les gens de chercher leur Canaan. Faut-il pour autant risquer sa vie ? Je pense qu’il faut être bien renseigné avant d’entreprendre de tels projets et malheureusement les vendeurs de rêve aussi ne manquent pas, et les désillusions sont grandes.

BL : Selon vous, la femme contemporaine est-elle toujours sujette à la marginalisation, au machisme sexiste ? Quelle est votre conception du féminisme ?

S.K : De quelle société parle -t-on ? Il faut mettre les choses en contexte et pour moi les deux mots clés sont identité et éducation. Qu’est-ce qu’on enseigne à la petite fille, quelles bases lui inculque-t-on, qu’est-ce qu’on lui apprend sur son identité, ses forces et ses opportunités en tant qu’être humain. En grandissant avec une réelle vision et une connaissance de ses compétences, la femme ne se considère plus comme une victime parce qu’elle a grandi en sachant qui elle est et ce qu’elle apporte. Avec cela, il n’y a pas besoin de revendiquer quoique ce soit. C’est ton impact qui fera la différence.

BL : Voudrez-vous bien nous parler de Terre d’accueil, votre maison d’édition ?

S.K : Absolument ! J’ai fondé les Éditions Terre d’Accueil en 2018 pour répondre à un besoin de représentativité de la population immigrante et surtout souligner sa contribution à la diversité de la littérature francophone au Canada et à l’international aussi. La maison d’édition existe dans un contexte particulier puisque ses bureaux sont situés dans la Grande région de Toronto, en Ontario et se trouve être la seule maison d’édition francophone si l’on s’appuie sur la liste des maisons d’édition membres du Regroupement des éditeurs franco-canadiens (REFC) auquel elle appartient désormais.

Au départ, ma volonté était de publier exclusivement de la non-fiction avec entre autres de la biographie, du développement personnel ou encore des livres pratiques, avec le désir de permettre aux auteurs de s’exprimer sur des sujets beaucoup plus concrets et qui rejoindraient la population d’ici et d’ailleurs. Le mandat que nous nous sommes ainsi donné est celui d’inspirer, d’éduquer et de révéler des talents, de nouvelles plumes et les faire découvrir au monde.

La bonne chose avec une ligne éditoriale est qu’elle est amenée à évoluer et lorsqu’on porte une vision, il faut être flexible et s’adapter à la demande du marché. C’est pour cette raison que cette année en 2021, nous avons lancé trois collections : une collection jeunesse qui s’intitule Mon héros franco et qui sera portée par les jeunes (pour, par et avec) et présentera des portraits des personnalités canadiennes francophones de 40 ans et moins, une collection de romans et nouvelles intitulée MOTEMA et une collection de poésie, EMPREINTES. Les premiers titres de ces collections verront le jour l’année prochaine. La littérature jeunesse connaît aussi une forte demande avec toujours en toile de fond, un besoin de représenter la diversité, on peut le comprendre parce que c’est finalement à l’image de la société canadienne d’aujourd’hui.

BL : Les maisons d’édition, il y en a plusieurs. Qu’est-ce qui fait la particularité de la vôtre ?

S.K : Notre particularité est que nous sommes la seule maison d’édition francophone au Canada qui publie exclusivement des auteurs immigrants ou issus de l’immigration et nous en sommes fiers. Une auteure que nous avons récemment signée nous a dit que juste avec le nom, Terre d’Accueil, elle se sent à la maison et c’est ce qu’on veut. Le besoin est là et nous sommes heureux de combler ce vide. À ce jour, nous comptabilisons dix nationalités et c’est ce qui fait la force et la richesse de notre maison d’édition.

Une autre particularité est qu’en plus de l’édition traditionnelle, nous offrons des projets spéciaux. Ce sont des projets « clés en main » destinés aux entreprises qui souhaitent mettre sur pied des projets d’édition, mais qui n’en ont pas forcément l’expertise. Nous avons déjà accompagné deux organismes ici en Ontario et nous travaillons en ce moment avec un autre basé à Ottawa pour la publication d’un récit de femmes francophones immigrantes en situation minoritaire dans trois provinces et territoires au Canada : l’Alberta, le Yukon et la Colombie-Britannique. Le recueil sortira au printemps 2022.

BL : Accents Francos. Parlons-en. Pourquoi l’avoir créée et quels sont vos objectifs en le créant?

S.K : Accents Francos est le fruit d’une belle rencontre, en 2019, entre deux femmes de lettres, passionnées de littérature. Au départ, c’est un magazine culturel et littéraire que nous avons voulu mettre sur pied d’une part pour valoriser les accents francophones et mettre l’accent sur la diversité et la pluralité de la francophonie. Chemin faisant, nous avons réorienté le projet et c’est devenu une agence de services d’édition. Nous offrons notamment des services d’aide à l’écriture, d’évaluation de manuscrit, de communication ou d’agence littéraire pour aider ceux qui le souhaitent à trouver un éditeur.

BL : Votre Agence est basée au Canada. Comment pensez-vous impacter les productions littéraires africaines, par exemple ?

S.K : Je tiens à préciser que nous ne sommes pas une maison d’édition, mais nous accompagnons des personnes désireuses de se faire publier et nous mettons notre expertise à contribution afin que nos clients ressortent avec un manuscrit de qualité et puissent en toute confiance le présenter chez un éditeur aussi bien en Afrique, en Europe ou en Amérique du Nord.

Maintenant, en matière d’impact, notre équipe compte diverses expertises et assure une qualité de service à la mesure des exigences du marché. Notre situation géographique ne nous empêche pas de travailler sur le continent puisque tout se fait de plus en plus en ligne.

BL : Pourquoi la littérature francophone n’a-t-elle pas le même éclat que celle anglophone ? Qu’est-ce qui lui manque, selon vous?

S.K : Cela peut s’expliquer par la place qu’occupent la lecture et la culture littéraire de façon générale, les habitudes de consommation dans les différentes parties de la francophonie, le pouvoir d’achat et l’accès aux livres. Les plus grosses parts du marché sont principalement détenues par la France, la Suisse et le Québec. Il faut aussi savoir que les anglophones font énormément de promotion autour du livre et de l’auteur. La communication est la clé et il ne suffit pas de publier; les médias, toutes plateformes confondues, relayent l’information et les effets se font forcément ressentir. J’en profite pour saluer votre initiative avec votre blog qui contribue à mettre en avant la littérature africaine et francophone, mais il en faut plus.

BL : Être auteure et éditrice, puis en même temps s’occuper de sa famille. Comment gérez-vous tout cela ?

S.K : Tout est une question d’organisation et de gestion des priorités. Certes, il y a des périodes de rush, mais cela ne dure jamais longtemps. J’ai aussi le privilège d’avoir un mari qui me soutient dans mes activités et s’implique dans l’éducation des enfants. Il est aussi important de discuter avec les enfants de nos activités et de ce qu’elles impliquent et ils le comprennent très bien.

BL : Alain Mabanckou estime qu’il y a un lien entre la francophonie et les dictatures africaines. Vous créez Accents Francos. Une manière d’inverser la tendance ?

S.K : Chez Accents Francos, nous voulons travailler avec toutes les francophonies et aider les personnes à réaliser leurs rêves d’écriture avec de l’accompagnement, des conseils ou du coaching linguistique.

BL : Voudrez-vous partager avec nous vos projets littéraires et vos rêves pour la jeunesse africaine ?

S.K : Les projets avec la maison d’édition c’est le lancement des premiers titres des collections mentionnées plus haut et ma priorité est de permettre aux Éditions Terre d’Accueil de prendre leur envol et d’occuper l’espace littéraire francophone canadien.

Je souhaite à la jeunesse africaine de se donner les moyens de réaliser ses rêves où ils se trouvent et avec les talents qu’ils possèdent.

BL : Quelques conseils à l’endroit des jeunes épris de la littérature et de l’écriture ?

S.K : Ils doivent proposer leurs services à différentes entreprises, il y a de nombreux débouchés surtout avec internet. Ils peuvent même se mettre à leur propre compte et les réseaux sociaux leur donnent un monde de possibilités. Lancer un blog comme vous, une chaîne YouTube, être créatifs aussi parce qu’écrire c’est bien, mais se faire publier ne doit pas être une finalité. Il leur faut trouver ce qui allie la passion tout en leur assurant un gagne-pain.

BL : Votre mot de la fin 

S.K : Je vous remercie pour votre invitation et sachez que tout est possible tant qu’on se donne les moyens d’y arriver.

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