Ah comment en est-elle arrivée là, dame Kemba?! Comment a-t-elle pu franchir le rubicond ?! Et pourtant l’horreur était bien là, cinglante et exorbitante.
Tout se déroulait à Vald’air, paisible quartier de Cotonou. Niché en plein centre-ville, ce « paradis des riches » comme on le surnomme était réputé pour ses villas aux architectures remarquables, ses magnifiques jardins et parcs, les voitures hors de prix qui stationnaient dans ses rues, le calme et l’opulence qui « polluent » son atmosphère. Mais au-delà de cette opulence qui en ferait baver plus d’un, derrière l’épais rideau de cette apparente tranquillité, dans un coin de chambre, le cœur d’une femme saignait. La main à la tempe, entre deux sanglots, elle pleurait sa jeunesse volée, son amour trahi, sa beauté bradée, son avenir sacrifié. Mais à qui avait-elle le droit d’en vouloir? A qui devrait-elle intenter procès si ce n’est à elle-même et à son trop gros appétit ?
Cadette d’une fratrie de trois, Maory N’Taka naquit à Moulin bleu, banlieue pauvre et infecte de la capitale. Maman Nafi et papa Nafi, ses parents, n’étaient pas de ceux que le destin avait gâtés. Mais bon an mal an, ils avaient jusque-là tout fait pour que leurs trois filles ne manquassent jamais du minimum. Un drame se produisit cependant qui faillit couler la barque déjà vacillante de la famille N’Taka. En effet, un jour qu’il réparait la toiture abîmée d’une concession voisine, M. N’taka perdit l’équilibre et fit une chute qui, si on ne l’eût pas conduit dare-dare à l’hôpital, aurait pu lui être fatale. Maman Nafi était quelque part dans une villa du quartier voisin à s’occuper de petits travaux ménagers quand son téléphone (de marque Motorola) pourri et emmailloté dans une nappe d’élastiques émit un vrombissement puis cracha un son tonitruant. Perdue dans ses rêveries, la lavandière n’entendit pas tout de suite. Comme pour l’alerter, le » made in China » tonna de plus belle. Maman Nafi se redressa enfin sur ses jambes engourdies et se rua vers le tas de pagnes où gisait l’appareil. Écarquillant de petits yeux noirs qui n’y voyaient plus trop clair, elle parvint à déchiffrer un I-y-a-b-o-n-o-n. Intriguée par cet appel pour le moins très insolite, elle décrocha et lança un Allô empreint d’inquiétude. Sans verser dans des salamalecs, elle demanda à son interlocutrice ce qui n’allait pas. Iyabonon ayant remarqué la peur qui enveloppait ses mots joua les diplomates et se contenta de lui répondre : <<Rien de grave voisine, rassure -toi, j’ai juste besoin de ton aide là tout de suite pour quelque chose.>> Quelque peu rassurée, la lavandière promit de la rejoindre sans tarder et voulut savoir une dernière fois si tout allait bien. Toujours aussi diplomate, son interlocutrice jura qu’elle ne lui cachait rien et raccrocha avant que Maman Nafi ne lui fasse avouer. Mme N’taka retourna à sa besogne mais n’avait plus le cœur à l’ouvrage. Mille questions la turlupinaient : <<Iyabonon qui m’appelle, très suspect! Et de quelle aide a-t-elle besoin si urgemment? De quelle aide dont elle ne m’a rien dit alors qu’on a taillé la bavette des heures durant ce matin même ? Quelque chose de grave était-il arrivé à Iyabo? Serait-ce encore cette maudite crise d’asthme ? Que peut bien cacher cet appel?>>.
Des pensées obscures se relayaient dans son esprit, qu’elle essaya de réprimer à coup de <<Jésu ni gb’ahouan! (Que Jésus mène le combat) Sang de Jésus !>> Mais les mêmes pensées revenaient, plus criantes et insistantes. N’en pouvant plus, Maman Nafi qui soupçonnait le pire n’attendit pas que s’écoulât une minute de plus. Elle arrêta net sa besogne, se redressa, ce qui fit entendre un concert de craquements d’articulations, refit son pagne, prit un autre pagne dont elle s’enturbanna la tête, prit ses clics et clac, avertit sa cliente qu’elle s’absentait un instant pour une urgence puis prit la porte. Elle arrêta un Zem et monta après avoir longuement débattu du prix qu’elle trouva trop cher .Quinze minutes de route après, elle était à la maison. Elle fit une virée vers l’atelier de son mari qu’elle trouva curieusement désert avant de foncer chez Maman Iyabo. Aucune trace de celle-ci. Elle frappa trois fois à la porte close de la chambre de sa voisine mais aucune réponse ne lui parvint. Elle s’enquit auprès de la voisine d’en face qui n’en savait pas grand-chose. Elle en était là quand son téléphone sonna à nouveau. Au bout du fil, maman Iyabo qui lui enjoignit de la rejoindre à l’hôpital voisin de St Camille. St Camille!! Voici Maman dans tous ses états, perdue, désemparée, le cœur battant à tout rompre. Ce n’était pas la destination rêvée, la dernière fois qu’elle y avait mis les pieds c’était pour écouter les adieux de sa mère mourante, elle n’ avait donc pas les meilleurs souvenirs de ce genre d’endroit où on assiste à un tas de spectacles les uns plus désolants que les autres. Elle se dépêcha néanmoins de se rendre sur les lieux. Au portail Iyabonon l’attendait et dès qu’elle arriva, elle la saisit par le poignet et sans rien lui dire la conduisit à la chambre n°36.
Lorsqu’elle entra dans le local qui puait l’alcool et le médicament et y vit son mari étendu dans un lit aux draps pourris, les jambes et les bras entièrement plâtrés, le sol sembla se dérober sous ses pieds. Il lui sembla faire nuit en plein jour. Elle tomba dans les vapes et lorsque cinq minutes après on parvint à lui faire retrouver ses esprits, elle pleura une rivière de larmes, se roula parterre, suppliant que la mort lui laissât son mari, maudissant le sort d’avoir été si cruel envers elle et sa famille. Iyabonon la prit dans ses bras, les quelques infirmières alors présentes la consolèrent comme elles purent, le médecin traitant lui promit que tout irait mieux dans juste un mois. Mais rien n’y fit. Maman Nafi demeura inconsolable et pleura encore et encore, car au fond d’elle-même elle avait compris, son petit cœur lui avait soufflé que son mari ne remarcherait plus, sauf miracle.
Junior Gbeto est étudiant en 1 ère année à l’Université d’Abomey Calavi (UAC) où il se forme en administration culturelle.