PHILIPPE N’GALLA (PN):  » La politique est un sujet de tourments »

PHILIPPE N’GALLA (PN):  » La politique est un sujet de tourments »

« Ecrire c’est d’abord un geste plastique, une série d’actions au bout desquelles des conceptions imaginaires prennent forme. C’est ensuite une manifestation de ma liberté. En tant qu’individu d’abord, puis en tant qu’artiste. C’est encore, en même temps qu’une délivrance, un partage. Enfin, pour moi écrire peut-être représenté par l’image d’un mineur qui se risque, rongé par l’incertitude, animé par l’espoir, dans les entrailles de la terre pour chercher des pépites de sens. »

BL : Bonjour M.Philippe Ngalla. Merci de nous accorder cette interview. Veuillez vous présenter.

PN : Bonjour, c’est plutôt moi qui vous remercie de l’honneur que vous faites en m’accordant cette interview. Me présenter serait bien long. Pour ne pas épuiser la totalité de l’entretien sur cet aspect, je vais décliner quelques aspects concernant ma personne. Je suis né à la fin des années 70 au Congo Brazzaville, à l’époque République Populaire du Congo. Je suis juriste de formation et de profession, j’habite la région parisienne. Je me considère comme pourfendeur de certitudes, éclaireur d’angles morts, sculpteur d’âmes.

BL : Juriste et amoureux de littérature, vous êtes. Parlez-nous de comment est né cet attrait pour les Belles lettres.

PN : Je me suis familiarisé avec les livres très tôt. La bibliothèque de mon père en foisonnait. C’était impressionnant. Très tôt j’ai compris que les livres feraient toujours partie de mon monde, je les ai d’emblée adoptés. Des auteurs m’ont servi d’introducteurs. Je leur dois mon intérêt pour la littérature comme outil de compréhension de l’homme. Grace à eux elle n’était plus un divertissement, mais une sonde plongée dans les entrailles de l’humanité et un dialogue avec une œuvre d’art. Les premiers m’ont révélé les pouvoirs esthétiques de la littérature (Anatole France, Saint-Exupéry, Hemingway, Ngoïe-Ngalla). Anatole France surtout. Cet écrivain-là domptait la langue et la manœuvrait d’une manière inégalée. Mon penchant pour les plasticiens de la langue vient de sa lecture. Les seconds m’ont révélé l’aspect social et psychologique de la littérature. Microscope des relations humaines, leurs œuvres donnent une figure aux mouvements intimes et exposent les fondements sociaux ou psychologiques des actions et comportements (Balzac, Zola, Dickens, Dostoievski, etc.). Viennent enfin les chroniqueurs de l’oppressions et de la révolte de leurs peuples (Mongo Beti, Césaire, André Brink, Richard Wright, etc.). Ceux-là représentent les étoiles de mes nuits les plus noires.

BL : Comment s’est faite la prise de décision, celle d’écrire ?Qu’est-ce qui vous y a motivé?

PN : Très tôt j’ai développé une conscience de la souffrance du monde, le sentiment tragique de la vie comme dirait Miguel de Unamuno. Le bruit des guerres, la fureur des catastrophes qui me parvenaient à travers la radio, les films sur les injustices y ont sans doute contribué. Des expériences personnelles ont également façonné ma vision de la vie. La précarité, la laideur, l’injustice, tels des dieux jaloux de la beauté humaine, rivalisaient d’imagination pour semer l’effroi. Ils ont attisé la révolte à l’intérieur de moi. C’est cette brulure qui m’a décidé à m’exprimer. La littérature s’est d’emblée imposée, c’est la forme d’expression artistique avec laquelle j’étais le plus familiarisé. Et puis, j’avais toujours vu mon père écrire. Il m’a servi de repère.

BL : Écrire, qu’est-ce que cela représente pour vous ?

PN : Ecrire c’est d’abord un geste plastique, une série d’actions au bout desquelles des conceptions imaginaires prennent forme. C’est ensuite une manifestation de ma liberté. En tant qu’individu d’abord, puis en tant qu’artiste. C’est encore, en même temps qu’une délivrance, un partage. Enfin, pour moi écrire peut-être représenté par l’image d’un mineur qui se risque, rongé par l’incertitude, animé par l’espoir, dans les entrailles de la terre pour chercher des pépites de sens.

BL : Quelle(s) missions vous assignez-vous en tant qu’écrivain?

PN : Je ne m’assigne pas de mission particulière. Coucher mon imagination sur papier me suffit. Ecrire des histoires, voilà ma seule motivation. Des histoires capables de plaire et d’émouvoir. Me plaisent les romans qui plaisent par leur force évocatrice. Force dont la langue est le vecteur. Je considère que la mission d’un auteur accomplie lorsque, pour diverses raisons, un ouvrage sort le lecteur du ronron de sa vie, soulève une marée de questionnement.

BL : « La ronde des ombres « est votre premier roman, celui qui marque votre entrée dans l’arène littéraire. Parlez-nous de sa genèse.

PN : L’idée m’est venue à l’occasion d’un match de football. C’était la coupe du monde 2014. Je me suis mis à réfléchir sur la crédulité des Africains vis-à-vis des grigris –les équipes africaines, dit-on, se bardent de fétiches avant les grandes occasions. L’idée d’un roman en a germé. La figure d’une femme qui abusait de la naiveté des hommes de pouvoir s’est immédiatement imposée. J’avais une idée claire du personnage, Je l’ai immédiatement nommée Mamou Cocton en référence à cocton, terme de l’argot brazzavillois des années 90 qui désignait les fétiches. Etant en cours d’écriture d’un roman à cette époque, j’avais rangé ces prémisses dans un coin de ma mémoire. Lorsqu’il s’est avéré que je ne pourrais pas faire aboutir ce roman, l’envie d’écrire m’a quitté. Il me fallait absolument faire le vide en guise de deuil de ce roman avorté. Lorsque l’envie d’écrire a refait surface quelques mois plus tard, je me suis mis à écrire La ronde des ombres. La structure du roman, les autres personnages se sont précisés au fil de l’écriture.

BL : L’œuvre de 200 pages est bâtie autour d’un certain Sylvestre, autocrate confronté à l’addition salée de ses agissements passés et qui tente désespérément de maintenir un pouvoir qui lui échappe fatalement. C’est bien là un roman au fort accent politique. Pourquoi ce choix?

PN : En tant qu’Africain la politique est un sujet de tourments. Nous jubilons à chaque fois que surgit à travers un homme nouveau la promesse de progrès social, de meilleure gouvernance. La politique habite nos consciences. Le projet initial consistait à mettre en scène l’ascension d’une femme au plus haut sommet de sa société à travers la manipulation d’hommes de pouvoir férus de sciences occultes. Le personnage du dictateur était censé représenter une caricature des dictateurs. Je souhaitais du burlesque, du vulgaire, du grossier. Hélas, en cours d’écriture le personnage m’a complètement échappé. S’est dessiné à ma grande surprise un homme politique tissant les paradoxes au point où la farce ne correspondait plus au ton du roman. La gravité des évènements et des réflexions de Sylvestre a conféré une autre tournure au style. Passant outre la caricature, l’exploration du fonds humain d’un autocrate correspondait davantage au rebondissement de l’histoire. L’angoisse suscitée par l’apparition des ombres et la perspective d’un soulèvement du peuple m’ont servi de prétextes pour voir ce qu’il ressortirait d’un homme puissant une fois dans les cordes.

BL : Un Sylvestre congolais, Pointe-Noire, Brazzaville, Poto-Poto. Vous n’hésitez pas à planter le décor de la trame dans des endroits réels et connus. Et même si les faits restent fictionnels, on pourrait, sans doute, les apparenter à tel ou tel autre pan de l’histoire de votre Congo natal. Pourquoi ce choix?

PN : Je suis conscient de cette possibilité d’interprétation. Seulement les lieux, outre le contexte, façonnent les personnages, les teintent. Un pays fictif aurait donné aux personnages une tessiture différente. Brazzaville apporte une touche picturale qui apparente ce roman à une fresque. Les couleurs, la description des lieux, la restitution d’une atmosphère apportent un encrage à la fiction. J’ai voulu qu’il soit planté au Congo, sans autre considération. En outre, je déplorerais qu’un auteur oriente ses choix en fonction d’éventuelles interprétations. Les seules injonctions auxquelles j’obéis sont celles de mon feu intérieur.

BL : Des dictateurs aux conseillers malavisés, l’Afrique et le Congo ont eu – et ont peut-être encore- leur lot de Sylvestre , de Mamou Cocton , de vieux Faugon. Ces personnages ne seraient-ils pas finalement que les grossières caricatures des dirigeants africains dépeints dans leurs échecs et leurs intrigues ?

PN : Comme je viens de le dire, je me suis muré contre les séductions de la caricature. Le brocard ne sonde pas, il se charge des traits apparents. Ceux des dictateurs frisent l’outrance, je le reconnais, seulement m’en servir m’aurait exposé au risque d’une embardée. Et le résultat aurait été différent. La caricature dissimule parfois d’autres intentions. Elle déguise l’implication et le point de vue des auteurs. Or « La ronde des ombres » n’est ni une tribune ni une cour de justice. D’autres formes d’écriture se prêtent fort bien au discours approprié à ces instances. Ce roman est simplement une histoire portée par les déboires et réflexions d’un dictateur en bout de course, à bout de souffle. Essayez de vous imaginer l’état d’esprit et les pensées d’un homme fort au moment où il comprend que le pouvoir lui glisse entre les mains. L’esprit s’active, tente de refaire l’histoire, reconnait la vanité des appels contre les arrêts du destin. C’est, il paraît, un arbitre intransigeant.

BL : Sylvestre est intellectuel et intelligent. Le genre de dirigeant dont on rêverait pour mener à bien le dessein d’un pays. Pourtant il s’est fourvoyé sur les sentiers de la mal gouvernance. Et il a fallu la promesse et l’approche d’une fin tragique pour lui faire reprendre conscience. Comment cela s’explique-t-il? Le pouvoir inhiberait-il raison et intelligence?

PN : Tout d’abord Sylvestre révèle un trait tout humain. Les profondes remises en question ne surgissent qu’au gré de grands bouleversements. Autrement nous ne prenons pas tous le soin de revenir sur nos expériences. Pris dans une sorte de vertige, le temps nous manque de nous arrêter. Evaluer, jauger, juger sont impossibles dans ces conditions. La pandémie du Coronavirus en est un tragique exemple. Quant à Sylvestre il parvient à l’exercice du pouvoir muni de qualités, la pénétration et la culture notamment. Mais c’est un politicien, un homme qui consacre sa pensée à l’intrigue, au calcul en vue de parvenir à ses fins. En outre, l’exercice du pouvoir impose un tempo qui remplace la réflexion surplombante par une réflexion au jour le jour, variant au gré des enjeux. C’est le domaine de la réaction immédiate, de l’urgence permanente. De nature elles ne favorisent pas l’abstraction et la métaphysique. Dans une certaine mesure un long exercice du pouvoir réduit les champs de réflexion. C’est le cas pour Sylvestre. Enfin, il y a une profonde méprise à confondre l’intelligence à l’éthique. L’intelligence est un ensemble d’aptitudes logiques et sensorielles à travers lesquelles on parvient à lier les phénomènes et les situations entre eux. C’est un moyen, pas une finalité. Aussi l’intelligence est- elle capable de servir des finalités égoïstes, voire dangereuses. L’histoire est remplie d’enseignements à ce sujet. Le problème, concernant l’élite politique africaine n’est pas tant celui de son intelligence, de sa formation, mais celui de ses intentions.

BL : Des ombres, une guerre mystique déclarée contre sa personne. C’est ce qui a bouleversé le confort coupable de Sylvestre et non un soulèvement populaire, un coup d’état, une marche, des grèves etc… Pourquoi avoir misé sur le spirituel et le mysticisme?

PN : L’observation de nos sociétés montre une inclination pour les solutions immédiates. Les pourvoyeurs de ces facilités, féticheurs, les pasteurs, marabouts, acquièrent une importance que j’ai voulu souligner. Cette adhésion nous plonge dans le paradigme de la récompense immédiate. Dans des sociétés où Dieu et les fétiches garantissent contre l’échec et le mal, favorisent la réussite, l’effort, la réflexion, la patience perdent leur utilité. L’effet de telles croyances au plus haut niveau de l’Etat peut-être l’abandon de la rationalité dans la gestion de la chose publique. Elle peut même conduire à une sorte de paresse. L’association d’une telle spiritualité à la mal gouvernance produit un cocktail délétère. Dans des sociétés où les politiciens sont plus nombreux que les hommes d’Etat, violer la loi, bafouer les droits humains, briller d’incompétence, n’empêchent pas d’être assuré de sa réélection. Les grigris la garantissent et émoussent toute capacité de révolte. Muni d’une telle assurance de tranquillité les hommes de pouvoir adeptes d’occultisme se transforment en rois fainéants. Une vulnérabilité de ce point de vue ne peut qu’ébranler et faire rechercher le secours de la logique.

BL : La soif inaltérable du pouvoir , sa griserie et les magouilles des politiciens qui mobilisent tous les moyens pour s’éterniser sur des trônes érigés sur des squelettes et maquillés du sang du peuple sacrifié. Pour vous, le Congo et plus généralement, l’Afrique en sont-ils encore là ?

PN : Ces allégations ne sont pas vérifiées même si de nombreuses spéculations courent à ce sujet. Les pouvoirs répandent-il eux-mêmes ces rumeurs pour faire croire en leur invulnérabilité occulte ? En tout cas l’auteur se saisit d’éléments qui lui paraissent déterminants pour une société donnée et les intègre à son travail. Néanmoins si cela suffit pour produire du vraisemblable et intéresser le lecteur, la vérité fondée sur la raison est du ressort de la science. Des anthropologues et sociologues traitent du rapport entre pouvoir politique, pouvoir symbolique et rites (Luc de Heusch, Joseph Tonda), il conviendrait de regarder leurs travaux. Et s’il était avéré que l’Afrique en est encore là, il serait temps d’amorcer une réflexion d’envergure et d’ajouter ces éléments aux causes nombreuses du retard de ce continent.

BL : Comment appréciez-vous le paysage politique congolais?

PN : Ce pays dispose de tant d’atouts, mais mal mis en valeur, de tant d’intelligences, mais dévoyées. C’est un paysage lunaire, jalonné de cratères, chaotique. Le paysage politique de ce pays gagnerait avec l’émergence d’une véritable société civile et, de part et d’autre, d’une vision politique qui place l’homme au centre des préoccupations.

BL : Le rêve éternel nourri par tous les peuples africains de voir à leur tête des dirigeants avisés et soucieux en tout et avant du bien-être commun il, à votre avis, réalisable ?

PN : Oui, parfaitement. Le bouillonnement de la jeunesse africaine témoigne d’une prise de conscience des enjeux et défis auxquels le politique doit s’atteler. Pour autant il ne faut pas sombrer dans un optimisme béat. Restera à concilier l’exercice du pouvoir à une éthique du devoir. Si de tels hommes existent déjà, ils représentent encore une masse insuffisante pour insuffler l’éthique citoyenne au plus grand nombre. La corruption endémique dans certains pays émerge non seulement de la faiblesse de l’Etat de droit, mais surtout de l’adhésion du plus grand nombre à ces pratiques. Nous déplorons la mort de l’Etat quand tous les jours nous abrégeons son agonie par notre incivisme et nos privilèges indus.

BL : Quelle appréciation avez-vous de la littérature congolaise contemporaine ?

PN : Le Congo est un terreau littéraire non négligeable. D’illustres écrivains en proviennent. Seulement une nouvelle sève peine à émerger. Le cri de la génération venue au monde dans les années 90-2000 apportera sans doute du nouveau. On espère

BL : Vous qui êtes désormais franco-congolais quels rapports avez-vous avec le Congo de vos origines?

PN : La France m’a enrichi d’une expérience nouvelle, d’un rapport différent au monde et à soi-même, de son enracinement dans la geste de l’Occident. Mes racines restent plantées au Congo, une partie importante de mon imaginaire en provient. La fixation de mon idée de l’humanité et de ma place dans celle-ci s’y sont faites. Le Congo je l’ai au plus profond de moi.

BL : Parlez-nous de vos projets littéraires.

PN : Plusieurs projets se profilent avec plus ou moins de précision ; des idées surgissent sans pour autant constituer un filon. J’ai besoin de hiérarchiser mon stock. Une chose est certaine La ronde des ombres ne constitue qu’une introduction.

BL : Où et comment peut-on se procurer votre livre?

PN : Pour le moment La ronde des ombres est disponible auprès de la plupart des marchands de livres en ligne (FNAC, Amazon, Cultura, etc.), j’espère qu’elle sera bientôt disponible dans les librairies.

BL : Quelles sont vos aspirations pour La ronde des ombres ?

PN : C’est le roman qui m’a porté sur les fonts baptismaux du statut d’auteur, je lui souhaite de rencontrer son public, de se frotter à la critique.

BL : Votre portrait chinois à présent :

– Un personnage historique : Un esclave marron

-Un héros ou une héroïne : Churchill

-Un auteur : Marguerite Yourcenar

-Un plat : Le saka-saka

-Un animal : Le buffle

BL : Merci M.Ngalla de vous être prêté à nos questions. Votre mot de la fin.

PN : Je remercie encore Biscottes littéraires de m’avoir accordé cette interview. Ça a été un réel plaisir et un bel exercice d’échanger avec vous. Laissez-moi vous témoigner de mon admiration et de ma gratitude pour votre défense et votre promotion des lettres béninoises et africaines.

×

Aimez notre page Facebook