A mesure que le temps de Carême se poursuit et que nous scrutons l’horizon les yeux fixés sur Jésus, notre intérieur, à des moments donnés, est assailli par des questionnements qui vont de l’utilité du jeûne à la nécessité de tous les efforts que nous avons librement décidé d’accomplir pour notre propre bien: « Pourquoi jeûner ? Pourquoi prier si Dieu n’écoute pas et semble avoir déserté la création? Pourquoi faire l’aumône quand on ne possède pas soi-même le minimum vital? » S’il est vrai que de plus en plus l’univers semble tourner dos à Dieu au point que certains estiment que la prière, c’est le propre des pauvres, des miséreux qui, au lieu de travailler, brûlent leur temps à fatiguer un Dieu conçu par leur imagination, il est aussi important de comprendre que l’individualisme qui tient la dragée haute à nos sociétés contemporaines a tôt fait de créer un monde sclérosé marqué par la peur et le mépris de l’autre. Ici, les Maîtres du soupçon ont beau jeu. Qu’à la religion taxée d’opium du peuple l’on veuille opposer les rêveries et les chimères éthérées du Grand Soir et qu’à la soif du numineux inscrite au cœur de tout homme, l’on oppose le dogme du surhomme avec ce désir brûlant de bouter Dieu dehors en déclarant sa mort, il faut réaliser que nous vivons dans un monde malade de lui-même et ivre de ses inventions et de ses découvertes. Et dans un tel contexte où l’homme devient la mesure de toute chose puisque désormais perçu et « institué » comme le maître du monde, venir en aide à l’autre, se pencher sur sa misère relève moins de la charité et de l’aumône que de la philanthropie exercée parfois avec condescendance. A cela s’ajoute le règne de l’indifférentisme absolu et du « chacun pour soi » qui pose l’autre non comme un vis-à-vis, un frère, une sœur, un prochain, un autre « Je » qui rend possible le jeu de l’altérité, source et sommet de toute vie fraternelle et communautaire, mais comme un étranger, un « pas comme moi », un poids.

Face à ce sombre tableau, l’on peut être tenté de se laisser au découragement et décréter que tout est pourri. Ce sentiment de dépit se comprend quand on sait que de nos jours ce qui importe c’est la rentabilité, la productivité, le profit. La technologie et les autres disciplines pratiques semblent prendre sinon sensiblement du moins progressivement le pas sur les sciences sociales et la littérature dans certaines universités. Devant une telle situation, loin de se laisser porter l’estocade, il faut se lever et agir prestement. Il faut bien des penseurs qui non seulement se pensent et se disent au monde en se livrant à travers leurs convictions, mais aussi des hommes de conviction qui pensent le monde contemporain à travers le prisme de l’histoire universelle. Il nous faut des hommes d’espérance qui pensent notre quotidien pour que nos sciences aient de conscience ; autrement, la ruine de l’âme n’est plus qu’imminente. On en a besoin pour reculer les frontières du matérialisme corrosif qui étouffe notre société orientée vers la productivité et la rentabilité. Mais avant tout, ce dont le monde a besoin, ce sont des témoins, des hommes de foi, quelle que soit leur obédience religieuse, qui continuent de croire en Dieu et en l’homme créé par Dieu et pour Dieu mais envoyé sur terre comme lieutenant de Dieu. Dans ce combat pour le sens, le pôle à privilégier avant et en dépit de tout, c’est celui de la foi, de l’espérance et de la charité vues comme la route qui mène à Dieu et à l’autre. Et quand l’être est ainsi ancré en Dieu, il est tout aimanté vers le bien qu’il accomplit par amour du Bien, gratuitement, généreusement. Et c’est ici que Seydou Badian apporte sa précieuse contribution à cette réflexion sur l’altérité quand il écrit: « L’homme n’est rien sans les hommes, il vient dans leurs mains et s’en va dans leurs mains » (Seydou Badian, Sous l’orage, Présence Africaine, Paris, 1972, Page 27)).

Quand on sait qu’en choyant en autrui l’humanité on la préserve en soi, on comprend aisément que les biens matériels mis de côté ou économisés durant le jeûne peuvent, à travers l’aumône et la charité, soulager et soigner en l’autre cette humanité que nous chérissons en nous. Et pour durer dans ce combat pour la vie qui appelle dépassement de soi, décentrement et désappropriation de soi, il nous faut le secours divin que procure la prière. Tout est lié. A toutes les religions sont transversales la prière, le jeûne et le partage. Dans toutes les religions sont présentes, d’une manière ou d’une autre, la foi, l’espérance et la charité. Et au cœur de toute croyance religieuse se trouve la quête de Dieu et le sens de l’autre. La prière nous révèle notre dépendance vis-à-vis de Dieu et nous procure l’assurance que nous ne sommes pas seuls. Le jeûne, au-delà de ses vertus thérapeutiques, nous fait ressentir en notre chair les besoins et les souffrances de l’humanité. Le partage nous rend plus proches de nos frères et nous rend plus solidaires de tous ceux qui sont en difficulté. Victor Hugo en fait une belle synthèse: « L’aumône est soeur de la prière. » ( Victor Hugo ; Pour les pauvres (1831). Qui veut aller loin sur les chemins de la vie, ne saurait négliger ces trois éléments. La prière, le jeûne et le partage, sachant, à l’école de Saint Augustin que « le jeûne et l’aumône sont «les deux ailes de la prière». La voie royale pour lutter contre l’individualisme, la cupidité, le consumérisme, l’indifférentisme, c’est une vie de prière soutenue par le jeûne et l’aumône, lieux privilégiés où l’homme, en face de ses propres fragilités, redécouvre son humanité et s’en remet à Dieu son Créateur. Jeûner, prier et partager pour remettre le monde debout: « Remplacez la cupidité par l’amour et tout sera à sa place. », nous enseigne Gandhi ». Il nous reste à faire des progrès sur cette route, affermis par ces paroles de l’évêque d’Hippone: «Toi, si tu progresses, C’est que tu marches; mais progresse dans le bien, progresse dans la vraie foi, progresse dans la bonne conduite. Chante et marche.»

Bon temps de Carême à tous et à chacun.

Destin Mahulolo