D’une façon subtile, l’école s’était coulée  en  moi et m’avait soumise à ses règles. Au départ, mes parents m’ayant inscrite sous le régime de pension complète, je me rendais à l’école le matin et en revenais seulement le soir, de sorte que  tout mon entretien journalier incombait à l’institution. Elle m’offrait,  après mon bol de lait pris à la maison,  un goûter à dix heures, mon déjeuner et mon goûter de seize heures. Notre cantine, si l’on peut appeler de ce nom cette gargote,  ne variait guère les mets : c’était, la plupart du temps, de la saucisse de volaille, de l’aileron ou de l’omelette qu’accompagnaient, soit  des nouilles blancs assaisonnées ou trempées dans un bouillon de sauce-tomate, soit du riz accommodé des mêmes façons, ou du haricot blanc ou multicolore que nous mangions  avec de la friture. Mes camarades finissaient toujours goulûment leur assiette et en reprenaient, au contraire de moi qui peinais sur mon plat, ne le terminais jamais et recevais en compensation un sachet de biscuits secs. Oh !  Que j’aimais bien ces biscuits !  Ils étaient salés et craquants, avec leur saveur d’omelette au jambon ! Le deuxième sachet du goûter d’après-midi venait combler mon bonheur de la journée. Mais mon physique changeait à vue d’œil, sous ce menu alimentaire ; et mon père s’en inquiéta.

– Mero ! Viens par ici, me dit-il un jour, en m’attirant vers lui. Que se passe-t-il, ma puce ? Tu maigris !

– Non, mon papa, je vais bien, lui répondis-je.

– Est-ce que tu manges bien à l’école ?

– Oui, papa

– Que manges-tu ?

– Des biscuits, mon papa. Ils sont bons et je les aime.

– Mais tu ne peux pas vivre de biscuits, ma chérie, dit-il intrigué, avant d’appeler sa femme.

– Jocelyne ! Ton enfant maigrit manifestement, et cela n’est pas un bon signe.

– Chéri, que vas-tu chercher là-bas ? répondit ma mère. C’est le changement de son rythme de vie qui l’affecte;  elle vit une phase d’adaptation au rythme de l’école.

– Es-tu sérieuse ? La personne ne mange que du biscuit toute la journée.

– Einh ! dit ma maman en accourant de la cuisine où elle apprêtait le repas du soir.

– Mero, dit-elle, les yeux exorbités, que manges-tu à la cantine ?

Étonnée de la tournure qu’avait prise ma situation, j’avais cité  pêle-mêle les aliments qu’on nous servait à la cantine.

– Est-ce que tu manges ton repas ? m’avait-elle demandé, très excitée.

– Non, maman, avais-je répondu presqu’en sanglots.

– Et pourquoi donc ?

– Euh…euh ! avais-je commencé à marmonner quand elle me coupa sèchement.

– J’irai moi-même dans cette école demain ; et, aux aurores.

De fait, je maigrissais. Moi qui étais potelée et joufflue! Mes pommettes saillaient un peu et mes yeux excavaient. Mes vêtements me desserraient et laissaient apparaître des clavicules rebondies, ils me flottaient carrément. Comme si quelque malin virus fossoyait mon petit corps, j’avais  des traits tirés et un filet de morve qui suintait de temps à autre de mes narines.

Le lendemain, ma mère m’accompagna à l’école. L’acquis de longs pourparlers peu tendres avec la direction me mettait désormais en demi-pension. Sous ce nouveau statut, je revenais à la maison  à midi,  retournais à l’école l’après-midi pour rentrer le soir. Bien vite, je m’adaptai à ce nouveau rythme qui, loin d’entamer mon enthousiasme du début,  le raffermit plutôt: j’étais survoltée d’effectuer ce parcours aller et retour plusieurs fois par jour. J’agissais comme une automate de l’école ;  habitée comme par une horloge mentale déréglée désormais, je me levais toujours la première de toute notre maison, et j’en réveillais tous les autres occupants. Même les weekends, mes parents devaient me contenir pour m’éviter de prendre, dans ma tenue de nuit, le chemin de l’école. J’avais pleuré deux ou trois fois avant de comprendre qu’il y avait des jours que l’école fermait.

Je me demande ce qui peut plaire autant aux adultes de mettre les tout petits comme nous à l’école, les sevrant de leur télé en les enfermant entre quatre murs. Des gamins comme nous ont plutôt besoin du grand air, tel des poneys  sauvages, un espace sans limites, une foule d’amis et, surtout, d’admirateurs.  En nous enfermant dans une salle de classe, on emprisonne notre penchant naturel à l’expression spontanée de notre être, du flot d’idées qui bouillonnent dans nos petites têtes. Mais, il paraît que nous devons nous former pour devenir des hommes et des femmes responsables de demain.

Quant à moi, ce qui m’attirait dans l’école, c’était plutôt  les amis qu’on pouvait y avoir. Et j’en avais beaucoup : il y avait Fifamè et Ryane, il y avait Babatoundé, Malick Abdul sans oublier  Yanis et Kétia. Ils savent parler, ils savent jouer au toboggan, au trampoline, ils jouent bien au pneu. On s’était choisis dès le premier jour.

A SUIVRE…

Ascension BOGNIAHO