Trempée dans l’encre de la beauté du souffle traditionnel nègre et de l’essence des règles de la versification et des formes poétiques françaises, la plume de Birago Diop dans son seul et unique recueil de poèmes se démarque hautement de celle de tous ceux qui taquinaient la muse à son époque. Très en avance sur les poètes nègres en général et sur ceux de la Négritude en particulier, parlant bien sûr d’engagement ou de dimension esthétique, son recueil « Leurres et Lueurs », édité par Présence africaine, demeure incontestablement, en dépit des critiques de Césaire, Damas et Senghor, un recueil hybride dont la philosophie du métissage culturel chère au poète président, lui sert de tremplin. D’ailleurs, Jean Paul Sartre dira de l’auteur qu’il définit comme « le centre calme du maelstrom » dans la préface de l’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache » que « sa plume épouse le merveilleux et caresse de façon sublime le réel. Le recueil (Leurres et lueurs) est une jolie musique européenne avec des accents africains. Le mariage est, parfaitement, réussi ; comme il ne l’est chez aucun autre auteur afro descendants. » Ainsi, le seul recueil de Birago Diop témoigne de façon plus que limpide de tout son génie en tant que poète, génie qui apparait sans conteste à travers son langage poétique, la beauté de la forme de ses poèmes et les techniques ou procédés particuliers dont il fait recours dans « Leurres et Lueurs ».

Dans la présente analyse littéraire, nous nous intéresserons au langage poétique et fond du recueil « Leurres et Lueurs » avant de nous prononcer brièvement sur les procédés usités par Birago Diop.

I- Sur le langage poétique du recueil

Il convient de remarquer ici que Birago Diop ne gonfle pas ses écrits comme le font beaucoup de poètes nègres, des termes issus des langues africaines dans le but de faire montre de la beauté de ses poèmes, pour étaler ses origines et chercher l’originalité à tout prix .Le poète de « Leurres et Lueurs » puise dans l’âme de la langue française toute l’énergie, tout le souffle dont a besoin sa plume pour magnifier l’Afrique et son histoire, pour entrer au devers de ses réalités et de ses mystères et pour étaler toute la richesse du continent noir. En effet, il échappe à la deuxième critique formulée par l’auteur de « Coups de Pilon » à l’endroit du créateur africain, l’autre Diop, dans son article « Contribution au débat sur la poésie nationale ». Birago Diop n’entre pas ainsi dans la catégorie des poètes qui fabriquent une poésie de « folklore » dont seuls les salons où l’on discute « d’art nègre » se déclareront émerveillés. En réalité dans son recueil, c’est l’Afrique que l’on entend chanter librement et de façon plus que poétique, par le biais de la langue française, au rythme de la mélodie des tam-tams et des cordes, du saxophone et du jazz.C’est l’Afrique lointaine ancrée dans le vitalisme et le mysticisme que l’on voit partager son souffle à travers l’écriture qui amicote les codes des arts scéniques et oraux (contes, théâtres etc.). C’est l’Afrique que l’on entend librement élever sa voix au soir, au crépuscule, à l’ombre, dans la nuit, dans le noir, au clair-obscur et à la belle étoile. Toutefois, précisons qu’en dépit de l’originalité du langage poétique de Birago, nous retrouvons dans « Leurres et Lueurs » quelques mots d’origine espagnole (Nada p.30), arabe (Allah p.58) et wolof (Kassak p.81) etc.

Par ailleurs, les termes dont fait usage le poète ont souvent pour source les croyances et la sensibilité négro-africaine comme le précise Mohamadou Kane et que l’auteur confirme lors de son entretien de 1985 avec Bernard MAGNIER. Les éléments de la nature peuplent ses textes et le vocabulaire du paysage, des sens humains y occupe une place de choix. Le poète emprunte le lexique du monde floral (lilas, rose œillet, fleurs etc.) pour parler de façon sublime de l’Afrique et de sa négritude sans jamais utiliser même une seule fois le mot « Négritude ».

Nous pouvons d’ailleurs nous attarder sur ce point et nous demander pourquoi, malgré la forte dose de négritude « Leurres et Lueurs », Birago Diop n’utilise pas même une seule fois ce terme dans son recueil. La question est légitime certes, mais la réponse qu’apporte le poète à cette interrogation, lors de l’interview qu’il a accordée à Bernard MAGNIER l’est encore plus. La réponse du poète est sans appel. Il dit n’avoir jamais employé ce mot parce qu’il y avait toujours vécu. Il considère ainsi que la négritude l’a toujours entouré contrairement aux autres poètes de la Négritude. Sa réponse nous apparaît ici légitime en ce sens que celui qui est plein de sa nature n’a pas à la démontrer à l’instar de l’africain qui est plein de son africanité n’a pas à l’afficher pour être reconnu comme africain. Plus loin, la réponse de Birago Diop permet conséquemment de comprendre la différence définitionnelle de la Négritude de Senghor et de Césaire. Car pour le poète président, « la Négritude est l’ensemble des valeurs culturelles du monde noir, telles qu’elles s’expriment dans la vie et les œuvres des Noirs » alors que pour Césaire « ce mot désigne en premier lieu le rejet. Le rejet de l’assimilation culturelle ; le rejet d’une certaine image du Noir paisible, incapable de construire une civilisation. Le culturel prime sur le politique ». On réalise dès lors que les définitions qu’ils attachent à ce concept ont un lien très étroit avec leur histoire singulière et leur propre vécu. Pour le premier, la Négritude reste, sans nul doute, un pan de sa philosophie de la civilisation de l’universel alors que pour le second, il est question à travers ce mot d’asseoir son identité nègre qui s’est plus ou moins diluée, identité que le poète président comme Birago ne pensent pas avoir perdue. Et c’est ce qui explique leur point de vue…

II- La forme

Parallèlement, sur la forme des poèmes de  « Leurres et Lueurs », Birago Diop ne se laisse emporter ni par la légèreté de la liberté formelle des poèmes ni par la rigueur des formes classiques de ces derniers. En réalité, il vogue entre les deux, expérimentant fondamentalement sa liberté créative, liberté qui lui permet parfois, de faire recours au sonnet pour extérioriser son génie, parfois d’adapter des formes libres mais bien ciselées pour donner corps à son inspiration. On remarque là facilement le souci de perfection formelle qui hantait le poète et son amour pour la rime. D’ailleurs concernant ce dernier point, Birago se voyait comme « un esclave de la rime » et disait n’appréciait de poésie que rimée. Déjà, son recueil comporte plusieurs sonnets à l’instar du poème Liminaire et de presque tous les poèmes du Livre III. Ces derniers respectent parfaitement les règles de la versification chères à la poésie occidentale, règles qui, par réaction de la part des poètes nègres au génie de l’autre (occident) qui avait asservi leurs peuples, étaient absentes dans la tradition poétique africaine d’expression française.

Mais précisons que celles-ci n’ont jamais été étrangères à la poésie africaine traditionnelle comme beaucoup le pensent et inconsciemment l’affirment par habitude ou répétions. Dans civilisation ou barbarie du pharaon noire, Cheikh Anta Diop raisonne dans ce sens en précisant que « on sait que 800 ans avant Homère, sous la 18éme dynastie, et même avant, l’Egypte avait déjà inventé l’art poétique… ». D’ailleurs pour s’en convaincre, il suffit de laisser son regard trainer sur l’hymne triomphal de Toutmosis III, gravé sur la « stèle poétique » de Karnak, cet hymne était en réalité en vers. Par ailleurs au Sénégal, le grand poète Moussa Ka s’est toujours servi de la versification dans ses poèmes comme l’a précisé le poète sénégalais Cheikh Diop lors de la Conférence qu’il a animée le 31 octobre 2002 à l’Espace Fagueye et dont le thème est « De la poésie turque à la présence sensible de Nazim HIKMET dans l’œuvre poétique de David DIOP ».

Toujours sur les formes poétiques dans « Leurres et Lueurs », comme Baudelaire dans Harmonie du soir, Birago s’adonne au bluff lui aussi dans son poème Mélopée (p.23) et accouche un faux pantoum que le poète sénégalais Ousseynou THIOMBIANO nomme de façon très imagée « pantoum boiteux ». En effet, toutes les règles de cette forme poétique n’y sont pas respectées mais cela s’observe difficilement. En réalité, le vers de la chute de Mélopée n’est pas le même que le vers d’ouverture du poème. Et conséquemment, il y a là une violation des règles de composition du pantoum. Mais seuls les puristes pourraient en souffrir.

III- Les procédés

Sur les procédés particuliers auxquels a recours le poète dans « Leurres et Lueurs », il y a seulement les procédés relatifs à la parole rapportée. Ceux-ci permettent de casser la monotonie et la monophonie du poème. Ainsi d’un point de vue des conséquences, il est possible d’établir des rapprochements avec la poésie de Jean Tardieu (avec ses dialogues poétiques). En effet, dans « Leurres et Lueurs », la parole rapportée apparait dans le poème 5 du Livre II (Décalques) à deux reprises. Ceux qui permet au poète d’installer une polyphonie qui change le cadre classique du poème. Le même procédé est repris respectivement dans les premiers vers de Refuge (p.24) et de Désert (p. 58). Il apparait également dans d’autres poèmes du recueil comme Viatique (p71) etc. Toutefois, dans tous les poèmes que Birago les utilise, il ne s’y attarde pas. Ceux qui par ricochet ne permettent pas de bien asseoir la valeur comme les effets de la parole rapportée dans « Leurres et Lueurs ».

Conclusion

Toute réflexion faite, il semble important de retenir que « Leurres et Lueurs » est avant-gardiste tant sur le plan formel que substantiel. Il libère en réalité la poésie africaine des chaines de la poésie libre et du dogmatisme poétique. « Leurres et Lueurs » puise sa substance de la beauté du verbe et des formes poétiques sans tenir compte de leurs soi-disant origines ou provenance. Rebelle et authentique il demeure dès lors.

Zacharia Sall